Convictions

Les convictions sont-elles des prisons ?

 

            Selon Nietzsche, « ce sont les passions qui donnent naissance aux opinions », et c’est « la paresse d’esprit » qui « les fige en convictions »1. Aussi caractérise-t-il « l’esprit libre » par « une infatigable vivacité »2 et un « génie » qui font de lui « l’ennemi des convictions »3. La liberté de l’esprit consisterait ainsi à se départir de toute conviction, et à faire de celle-ci l’objet d’une méfiance de principe. De nos jours, on définit volontiers non seulement la tolérance, mais l’intelligence en général, comme le refus de tout dogmatisme. Si ce dernier terme a un sens précis, il faut alors comprendre que l’intelligence s’identifie au scepticisme tel que le concevaient les Anciens d’après Sextus Empiricus : celui-ci se donnait en effet pour tâche de « purger » l’âme d’une illusion fondamentale, l’illusion « dogmatique » qu’il est possible de connaître et d’énoncer certaines vérités avec certitude4. Les Sceptiques proposaient donc de trouver la paix de l’âme dans la conscience de ne pouvoir porter aucun jugement assuré. Ils en concluaient eux-mêmes qu’ils ne pouvaient proposer comme une conviction la nécessité de renoncer à toute conviction. Mais puisque le scepticisme apparaît ainsi lui-même comme douteux, on est conduit à se demander si la conviction est vraiment ce dont l’intelligence a besoin d’être délivrée.

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            Répondre par l’affirmative, c’est voir dans la conviction un emprisonnement de l’esprit, et considérer que, comme la prison, le fait d’être convaincu prive de liberté et de communication avec autrui, autant qu’avec le monde extérieur en général. En son ordre, la conviction empêcherait donc à la fois de connaître et de communiquer d’une part, d’agir comme l’on veut d’autre part. Comment être libre d’un tel emprisonnement ? Il faut, semble-t-il, renoncer à être convaincu, c’est-à-dire à penser pouvoir affirmer quelque chose avec certitude. La certitude est en effet l’état d’esprit de celui qui ne craint pas de se tromper, ou qui ne craint pas que la pensée opposée à la sienne soit vraie. S’il le craignait, il ne serait pas certain, convaincu de ce qu’il pense. Sa pensée serait alors une opinion : il pencherait, comme on dit, « vers une partie de la contradiction » – laquelle se définit comme l’opposition d’une affirmation et d’une négation ayant même prédicat et même sujet –, « avec la crainte de l’autre »5 – tel celui qui essaye de prévoir le temps qu’il fera le lendemain, en sachant que la météo n’est pas toujours fiable. Ou même, si ladite crainte est trop forte, c’est-à-dire s’il n’est pas plus porté à l’une qu’à l’autre position, il suspendra son jugement et sera dans le doute. Tels seraient les deux moyens de ne pas s’enfermer dans la prison des convictions. C’est pourtant une prison bien singulière que celle où l’on s’enferme soi-même. Descartes remarquait qu’il est toujours en notre pouvoir de suspendre notre jugement : il dépend donc de nous de rester dans le doute, et d’échapper à la conviction. Mais précisément, si, comme le Sceptique le pense, le bien de l’âme est de pouvoir rester dans le doute, il s’ensuit que le désir d’une certitude – qu’elle soit cherchée dans un savoir ou dans une foi – ne peut être qu’un mauvais désir : la conviction est alors l’autopunition de celui qui n’est pas capable de rester dans le doute, et qui outrepasse volontairement les injonctions de l’esprit critique.

            Assurément, l’histoire encourage à la méfiance, avec sa longue litanie de convictions erronées dont les effets vont du ridicule au génocide. Lactance (260-325) enseignait qu’il ne pouvait pas y avoir d’antipodes parce qu’il y aurait alors des hommes qui marcheraient la tête en bas. Galilée (1564-1642) fut condamné par ceux qui étaient convaincus – à tort – que son héliocentrisme était en contradiction avec la Bible et le dogme catholique. Sans compter les effets de l’Inquisition et des guerres de religion, dépassées de très loin par les persécutions antireligieuses du XXème siècle, fondées sur l’idée que « la religion est l’opium du peuple »6, ou que le judaïsme est un mal dont il faut définitivement curer l’humanité, selon un vœu parfois formulé par Nietzsche. Que la conviction s’avère ainsi propice au fanatisme peut s’expliquer par sa nature même. Être certain de ce qu’on pense implique en effet l’impossibilité d’admettre la position opposée à la sienne. Ceux que leurs convictions opposent paraissent donc irréconciliables et fermés l’un à l’autre. De plus, tandis que la prison empêche l’affrontement entre la société et le criminel, le conflit des convictions peut conduire à la destruction mutuelle de ceux qui les professent. Et même si ce n’est pas là une issue fatale à la conviction, il reste que la certitude en général donne au sujet la satisfaction de l’assurance et de la confiance en soi, et le dispense à la fois du souci et des difficultés de la recherche. C’est pourquoi les convictions peuvent paraître d’autant plus néfastes qu’elles sont plus sûres d’elles-mêmes : renoncer à ses convictions est toujours un ébranlement profond de la personne, d’autant plus rude que la conviction était mieux ancrée. Aussi le proverbe dit-il que « si l’erreur est humaine, l’obstination est diabolique » : on est pardonnable de se tromper, mais l’enfer – soit la pire des prisons – est de trop tenir à ce dont on devrait douter.

            Il n’est donc pas étonnant que la science moderne, si l’on en croit Claude Bernard, ait mis à son principe « le doute », plutôt que la « certitude absolue » de la « scolastique »7 , par quoi il faut entendre ici la philosophie dans son ensemble. Nietzsche semble partager ce point de vue quand il écrit : « On dit avec juste raison que, dans le domaine de la science, les convictions n’ont pas droit de cité. (…) C’est uniquement lorsque la conviction cesse d’être conviction » – pour devenir une simple hypothèse à tester – « qu’elle peut acquérir droit de cité dans la science »8. Ainsi le « refus de toute conviction » serait la condition, non seulement de la tolérance et du dialogue, mais de la connaissance. Dès lors, il faut dire avec Claude Bernard que « le douteur est le vrai savant »9. Cela n’est pourtant possible que dans la mesure où le vrai savant « croit à la science », à la différence du « sceptique (…) qui croit assez en lui pour oser nier la science et affirmer qu’elle n’est pas soumise à des lois fixes et déterminées »10. Aussi Nietzsche écrit-il que « la science elle-même repose sur une croyance », à savoir « cette foi, cette conviction : ‘‘Rien n’est plus nécessaire que le vrai’’ »11. Il y aurait donc, sinon une hypocrisie, du moins une inconscience dans la prétention de la science à récuser toute conviction, puisque ce refus suppose lui-même la conviction qu’il y a une vérité à découvrir. Pour éviter cette inconséquence, il faudrait alors renoncer aussi, comme Nietzsche, à cette « foi métaphysique » dans la « valeur de la vérité » : si la certitude que la vérité existe est ravalée au rang de simple croyance, et que nous pouvons « sacrifier de notre couteau toutes les croyances, une à une »12, alors nous serons délivrés de toute conviction, parce que nous aurons perdu la conviction fondamentale qui donne l’espoir de pouvoir distinguer entre les bonnes convictions – celles qui sont vraies, scientifiques – et les autres, qui seraient les prisons de l’esprit.

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            On aboutit ainsi à un scepticisme qui ne consiste pas à croire en soi plutôt qu’en la science, mais à renoncer à porter aucun jugement assuré de sa propre vérité : « À propos de toutes les expressions des Sceptiques, écrit Sextus Empiricus, il faut savoir que nous n’assurons pas qu’elles sont vraies, puisque nous disons au contraire qu’elles peuvent se détruire elles-mêmes »13. Se délivrer de toute conviction doit revenir à renoncer à toute affirmation, puisque celle-ci doit être immédiatement assortie de la négation correspondante, admise comme également possible, et également douteuse. Le doute est ainsi la suspension du jugement – en grec : épochè. Elle peut se réaliser de deux manières. D’abord par des formules qui expriment l’indétermination, ou « l’indifférence », chère à Pyrrhon : par exemple, « pas plus ceci que cela »14, ce qui revient à – consciemment – parler pour ne rien dire. C’est pourquoi l’autre manière d’être sceptique, et d’avoir ce faisant une position indiscutable, c’est de ne rien dire, de rester silencieux : le sceptique est alors irréfutable, puisqu’il n’affirme rien, mais c’est dans la mesure où il est, comme le souligne Aristote, « semblable à une plante »15. Or, s’il doit être indifférent ou silencieux, le doute sera une prison bien pire que la conviction. Le Sceptique ne peut qu’ignorer ce qu’il doit penser ou faire, et il est conduit très logiquement au conformisme : d’après Diogène Laërce, « Pyrrhon soutenait que rien n’est honnête ni honteux, juste ni injuste, et de même pour tout le reste ; que rien n’existe réellement et en vérité, mais qu’en toute chose les hommes se gouvernent d’après la loi et la coutume ; car une chose n’est pas plutôt ceci que cela »16. L’adoption moutonnière de l’opinion générale vient ici combler le vide créé par la renonciation à toute conviction.

            Il s’ensuit que l’action du Sceptique est perpétuellement contradictoire, puisqu’il fait comme si était certain ce que par ailleurs il déclare douteux. Aristote demande pourquoi, si rien n’est certain, celui qui veut aller d’Athènes au Pirée ne prend pas la route de Thèbes. De même, « lorsque le médecin prescrit de prendre telle nourriture, pourquoi la prend-on ? Car qu’est-ce qui fait dire : ‘‘Ceci est du pain’’ plutôt que : ‘‘Ce n’en est pas’’ ? Ainsi il serait indifférent d’en manger ou de n’en pas manger : mais en vérité, c’est parce qu’on sait que c’en est, et que c’est la nourriture prescrite, qu’on en prend »17. L’action, pour autant qu’elle a un sens, comporte ainsi des affirmations implicites. Sa réussite dépend de leur vérité, et elle constitue donc une réfutation pratique du scepticisme. Il n’y a cependant rien d’étonnant à ce que le Sceptique suspende son doute pour agir. Il est clair en effet que le Sceptique conséquent ne peut présenter sa position comme assurée, c’est-à-dire énoncer comme une conviction que tout est douteux, ou qu’il faut douter de tout. La seule manière d’être vraiment sceptique est alors de douter du doute lui-même, c’est-à-dire de s’estimer incapable de juger si le dogmatique n’a pas raison quand il prétend pouvoir présenter une affirmation comme vraie, ou même certaine. Le vrai sceptique doit donc admettre le dogmatisme comme une possibilité, ou reconnaître que rien ne lui permet de ne pas admettre le dogmatisme : il ne saurait en effet prétendre avoir aucune raison pour déclarer le dogmatisme faux. Le scepticisme cesse alors, on le voit, d’être l’opposé du dogmatisme, puisqu’il le contient tout autant comme une position dont il doit reconnaître la possibilité, c’est-à-dire la validité. Ici, on sort bien évidemment du doute sceptique, puisque la possibilité d’affirmer quelque chose comme vrai est nécessairement admise si le doute va jusqu’au bout de lui-même. Cette certitude est d’ailleurs la seule justification possible du dogmatisme : il apparaîtrait sinon posé de façon arbitraire, mais il ne saurait être démontré sans pétition de principe, puisqu’une telle démonstration devrait déjà présupposer qu’une vérité certaine peut être énoncée. Or il faut noter que ladite certitude n’est absolument pas due à un quelconque besoin de ne pas douter, ou, comme dit Nietzsche, à la crainte d’être trompé par un mensonge : elle résulte bien plutôt de l’inconsistance d’un doute qui voudrait douter de tout sauf de lui-même.

            Certes, la conviction que le doute est finalement intenable est abstraite, formelle et purement négative : elle ne fait connaître aucune vérité particulière. Mais l’argumentation qui y conduit montre que le raisonnement est capable de produire de l’indubitable : il y a donc des certitudes rationnelles, c’est-à-dire des propositions nécessairement vraies et connaissables comme telles, à commencer par la conviction qu’il y a du vrai qui peut être connu de façon certaine. On sait en effet depuis Aristote que « si l’on ne peut rien affirmer avec vérité, il sera aussi faux de dire qu’il n’existe aucune affirmation vraie »18. Pour nier l’existence de la vérité, il faut énoncer quelque chose que l’on présente comme vrai, c’est-à-dire supposer cette existence au moment où on la nie. Il y a du vrai est donc une proposition nécessairement connue – « connue de soi », écrit Thomas d’Aquin19 –, puisque même celui qui prétend l’ignorer ou la refuser la reconnaît comme vraie. C’est là ce qu’on peut appeler une évidence, ou une certitude naturelle : non pas au sens où n’importe qui serait capable à tout moment de l’énoncer, mais parce qu’elle est toujours déjà présente en toute pensée qui s’exerce et s’énonce. Il n’y a pas là de place pour la foi ou la croyance, comme le prétend Nietzsche. Croire, c’est ne pas savoir, c’est-à-dire ne pas pouvoir montrer la nécessité de ce que l’on affirme. Or l’impossibilité du doute absolu, ou l’existence de la vérité, sont certaines bien qu’indémontra­bles : ce sont des propositions irréfutables, et l’on peut s’en assurer en réfutant la position opposée. Elles correspondent par conséquent à ce qu’Aristote appelait un « axiome »20, c’est-à-dire un principe qui s’impose de lui-même à quiconque essaie de le nier. Nietzsche a donc bien raison d’écrire, longtemps après Aristote, qu’il n’y a pas de science qui n’ait à son principe des convictions indémontrables. Mais il a tort d’en conclure que la science est fondée sur la croyance – et serait donc une supercherie –, puisqu’il y a des propositions certaines sans démonstration, c’est-à-dire du vrai qui n’a pas besoin de preuve et n’en est pas moins nécessairement vrai, objet par conséquent de savoir, et non pas de croyance.

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            La prison dont la pensée doit se délivrer n’est donc pas la conviction en général. En fait, quand on pose affirmativement que la conviction est un emprisonnement de l’intelli­gence, de deux choses l’une. Ou bien l’on est sûr, comme Nietzsche, d’être soi-même hors de la prison, autrement dit : l’on refuse de s’appliquer la condamnation que l’on prononce sur les convictions que l’on n’a pas. Ou bien l’on avoue ne pas savoir si l’on n’est pas soi-même dans la prison, et ne pouvoir être convaincu de ce que l’on affirme. La position que l’on adopte se révèle alors parfaitement inoffensive à l’égard des convictions. Bref, on s’enferme dans une contradiction, et c’est elle qui doit apparaître comme la véritable prison de l’esprit, crainte ou refus d’être convaincu de quelque chose. Cette argumentation dessine toutefois une issue possible. Elle montre en effet que le raisonnement permet d’en sortir en montrant qu’il y des convictions irréfutables. Elle conduit donc en fait non pas à légitimer toute conviction, mais plutôt à distinguer entre la conviction rationnelle, dont il est possible de rendre compte par une preuve ou par une vérification dialectique, et les convictions qui sont dépourvues de telles raisons. Prouver, c’est en effet démontrer la vérité nécessaire d’une conclusion, ou la faire apparaître comme une certitude objective qui, lorsqu’elle est connue, engendre la certitude subjective qui définit la conviction. Mais la certitude subjective peut exister en l’absence de toute certitude objective, car « tout ce qu’il y a d’hommes sont presque toujours emportés à croire non pas par la preuve mais par l’agrément »21. C’est un fait que l’affectivité engendre des convictions en dehors de toute preuve : le médecin André Schlemmer dénonce par exemple l’idée que « la viande rouge donne des forces » comme une illusion dépourvue de fondement diététique, dont l’origine lointaine est peut-être la pratique archaïque du cannibalisme lié aux religions magiques22. Une telle conviction, liée à une satisfaction affective dont les causes échappent au sujet, lui rendra difficile à comprendre la démonstration diététique des risques de l’alimentation carnée, parce qu’il trouvera sa conclusion déplaisante. On peut dire la même chose des convictions engendrées dans la conscience collective par la répétition de slogans politiques ou journalistiques. Que quelqu’un déclare ne pas être convaincu par une preuve ne prouve donc rien contre la validité de celle-ci, parce que des obstacles affectifs peuvent le mettre dans l’incapacité de la comprendre.

            On peut définir à partir de là quelle est la juste mesure du doute qui, d’après Renouvier, caractérise le bon sens. Elle doit consister à éprouver rationnellement les convictions que l’on a, ou que l’on rencontre, c’est-à-dire à s’interroger sur leurs fondements. Par suite, on se méfiera de tout discours qui s’adresse à l’imagination et au sentiment plutôt qu’à la raison logique. Quant aux discours qui, telles les idéologies, se donnent les apparences de la rationalité en développant les conséquences de principes faux ou douteux, le seul moyen de ne pas s’y laisser enfermer est précisément de mettre en question ces principes : cette réflexion sur les principes est ce qui, depuis Aristote, définit la philosophie. On peut alors récuser l’idée que la conviction en général rendrait la discussion impossible. D’abord parce qu’il est toujours possible de considérer hypothétiquement l’opinion d’autrui, sans renoncer pour autant à sa propre certitude, ne serait-ce que pour appuyer celle-ci sur la réfutation de la thèse opposée : c’est ainsi que Thomas d’Aquin envisageait l’athéisme pour tirer de la discussion de ce dernier ses propres « voies »23 pour démontrer l’existence de Dieu. C’est précisément parce que la conviction ne fonde aucunement la vérité de ce dont on est convaincu que l’on n’a pas besoin d’être convaincu d’une thèse pour pouvoir l’envisager intellectuellement de façon sérieuse : il faut savoir distinguer ici entre le contenu d’une pensée et le degré d’assentiment que l’on éprouve à son égard. Mais on voit aussi que, loin de menacer le dialogue, la conviction le motive d’autant plus fortement qu’elle craint moins de se confronter à ce qui la met en question : car ce qui rend la discussion possible, c’est la conviction qu’il y a une vérité à connaître, et donc éventuellement à recevoir d’autrui : si l’on est – contradictoirement – convaincu que tout est en fin de compte douteux, l’on n’a aucune raison de chercher dans la discussion quoi que ce soit qui vaille mieux que sa propre opinion. C’est donc le doute plutôt que la conviction qui fait obstacle au dialogue, si l’on excepte la conviction que mon interlocuteur ment, ou qu’il est incapable de savoir la vérité parce qu’il est, par exemple, mon « ennemi de classe ». Il faut plutôt reconnaître avec Aristote que la communication est rendue possible par le fait qu’il y a des principes qui, tel le principe de contradiction, sont à la fois certains et connus de tous. Il est pour autant tout aussi faux que la conviction s’oppose au progrès. Ne pas démordre d’une er­reur lui est évidemment contraire. Mais si progrès il y a, ce ne peut être que par un accroisse­ment de nos certitudes : sinon, comment juger que nous savons plus et mieux qu’hier ? On peut certes toujours monter en épingle les thèses qu’on a fait passer au nom de la science pour des certitudes acquises avant de les rejeter un peu plus tard : telle la soi-disant explication de l’évolution biologique par l’accumulation sur un très long temps d’innombrables micromutations aléatoires24. Cela prouve seulement que de telles convictions n’étaient pas réellement scientifiques, et non pas que le progrès pourrait consister en autre chose que l’acquisition de convictions nouvelles, fussent-elles négatives : car c’est déjà un progrès que de devenir certain que telle thèse qui passait pour vraie est fausse.

            Il faut donc reconnaître avec Platon que la prison, c’est la « caverne »25 de l’ignorance et de l’illusion, dont on est délivré par la conviction qu’engendre la connaissance, scientifique et philosophique. Il y a pourtant ici une difficulté. Car la science n’est ni première dans l’ordre d’acquisition de nos connaissances, ni facile à acquérir : elle s’apprend, et « il est nécessaire que celui qui apprend fasse confiance – oportet addiscentem credere »26. Il est donc vrai que l’acquisition de la science repose sur une foi, non pas dans les principes de la science, mais dans la compétence de celui qui l’enseigne. La foi consiste en effet à admettre comme vraie, sur la parole de quelqu’un, une proposition qu’on n’a pas les moyens de vérifier soi-même. C’est pourquoi Thomas d’Aquin dit que « l’homme ne peut croire si ce n’est parce qu’il le veut »27 : seule la volonté peut faire que « l’intellect soit convaincu de ce qu’il juge devoir être cru sur parole, bien qu’il ne soit pas convaincu par l’évidence de la chose »28. Ainsi l’exigence de fonder ses convictions en raison ne peut signifier l’élimination de cette sorte de conviction – volontaire – qu’est la foi. Il n’y a pas là de contradiction. Que la foi soit volontaire ne signifie pas qu’elle soit irrationnelle : elle peut au contraire reposer sur des raisons de croire, c’est-à-dire d’admettre la compétence de celui qui enseigne. Ainsi l’acquisition de la science suppose une foi rationnelle, laquelle présuppose seulement la rationalité innée de celui qui fait confiance : « La science ne s’apprend pas », écrit Platon, en la « faisant entrer dans l’âme où elle n’est pas, à peu près comme on donnerait la vue à des yeux aveugles. (…) Au contraire, toute âme possède la faculté d’apprendre, un organe de la science »29. Certes, une telle foi rationnelle n’engendre pas une certitude totale si celui qui enseigne n’est pas infaillible. Mais elle rend possible l’acquisition d’une telle certitude lorsque l’on devient savant soi-même, c’est-à-dire lorsque l’on n’a plus besoin de faire confiance parce que l’on a compris, tout à la fois, les principes de sa science et les preuves qui en découlent. Thomas d’Aquin en concluait que la foi religieuse, ou « surnaturelle »30, n’est elle-même possible que dans la mesure où l’on a des raisons de croire qui sont comme les « préambules »31 rationnels de la foi : on ne peut croire sur parole ce que Dieu révèle – par exemple le mystère de la Trinité – que parce que l’on sait, c’est-à-dire que l’on a la preuve qu’il existe, et que cet enseignement vient de lui. Sans de tels fondements, la foi religieuse n’est qu’un fidéisme, c’est-à-dire une croyance aveugle qui renonce aux exigences de la raison. Sans doute l’idée que la foi religieuse puisse être une attitude rationnelle, et non pas, comme le dit Nietzsche, « notre plus grand mensonge »32, choque souvent aujourd’hui. Mais au moins faudrait-il reconnaître que, lorsque l’on critique l’obscurantisme et le fanatisme religieux, on accuse la religion au nom des principes de vérité et d’amour qui sont le siens : la récusant, on l’affirme, et Nietzsche n’avait pas tort de dire qu’en voulant la vérité et la justice, « nous sommes encore pieux »33. De fait, Jésus et quelques autres martyrs de la même trempe ont poussé l’intransigeance dans la conviction jusqu’à payer le prix du refus, tout à la fois, du mensonge et du fanatisme.

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            Il serait bien insupportable d’être convaincu que les convictions sont des prisons, et cela est certainement vrai. Ce sont les convictions fausses qui sont des prisons, non pas tant parce qu’elles sont des convictions que parce qu’elles sont fausses. Certes, le doute et l’opinion valent mieux que l’enfermement dans l’illusion. Mais vouloir y confiner l’intelligence serait tout aussi contraire à sa nature : elle est faite pour le vrai, et n’est par suite en repos que lorsqu’elle est sûre de le tenir. La certitude du vrai et la conviction qu’elle engendre sont donc la vocation de l’intelligence, et non pas sa prison : « Vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres »34.

 

 

1 Nietzsche, Humain, trop humain, I, § 637.

2 Ibid.

3 Ibid., § 636.

4 Voir : Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, I, 19-28.

5 Thomas d’Aquin, De la vérité, I, 14.

6 Marx, Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel, I, 84.

7 Claude Bernard, Introduction à l’étude le la médecine expérimentale, 1ère partie, ch.2, 6.

8 Nietzsche, Le gai savoir, § 344.

9 Ibid.

10 Ibid.

11 Ibid.

12 Ibid.

13 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, I, 28, 206.

14 Ibid., 19, 188.

15 Aristote, Métaphysique, IV, 4,

16 Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, livre IX,

17 Aristote, Métaphysique, XI, 6,

18 Ibid., 5, 1062b 7-9. Il est remarquable que Sextus le reconnaisse, mais en tire pour seule conséquence l’aveu que son scepticisme ne peut être ni plus certain ni moins douteux, à ses propres yeux, que n’importe quelle proposition « dogmatisante » (Esquisses pyrrhoniennes, I, 7, 14).

19 Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q.2, a.1,

20 Aristote, Seconds Analytiques, . Dérivé du verbe axioô, le terme axiôma désigne chez Aristote une proposition qu’on ne peut pas ne pas juger vraie (c’est le sens du verbe), parce que sa propre négation la vérifie.

21 Pascal, De l’art de persuader.

22 Voir André Schlemmer, La méthode naturelle en médecine (Paris, Seuil, 1969), 2ème partie, ch.14.

23 Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q.2, a.3.

24 Les sciences ont fait justice de cette supposition souvent tenue pour avérée dans l’opinion, parce que, comme l’écrit François Jacob « le temps et les mathématiques s’y opposent » (La logique du vivant, Paris Gallimard 1970, p.329) : il n’y a pas assez de matière dans l’univers pour que, depuis 15 milliards d’années qu’il existe, les espèces d’organismes aient pu apparaître de manière aléatoire et évoluer comme elles l’ont fait.

25 Platon, République, VII,

26 Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIª-IIae, q. 2, a. 3.

27 Op. cit.,

28 Op. cit., IIa-IIae, q.5, a.2.

29 Platon, République, VII,

30 Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIª-IIae, q. 2, a. 3, ad 1m.

31 Op. cit., Ia, q.2, a.3, ad 1m.

32 Nietzsche, op. cit., § 344.

33 Ibid.

34 Jn, 8, 32.