Expliquer et comprendre

     La distinction, voire l’opposition des deux termes, a pris un sens et une portée épistémologiques lorsque Max Weber (1864-1920) a entrepris de penser le rapport et la différence entre les sciences de la nature et les sciences de l’esprit (en allemand : Geisteswissenschaften), autrement appelées sciences humaines.

     Les termes étaient depuis longtemps usités en philosophie, mais leur usage récent en a spécialisé la signification.

     Leur étymologie latine indique qu’ils renvoient à des métaphores de sens opposé. Explicare signifie d’abord : déplier, et cumprehendere : embrasser. Le premier de ces verbes connote une idée d’analyse, de déploiement de ce qui était à l’origine mêlé, voire confus : il s’agit du passage de l’implicite à l’explicite. Le deuxième connote l’idée d’une connaissance englobante, voire totale. Dans les deux cas, il s’agit d’une opération qui contribue à rendre intelligible une certaine réalité.

     C’est ainsi que Descartes juge, après beaucoup d’autres, que la notion d’infini peut être expliquée, mais que cette explicitation de ce qui la définit doit conduire à juger que l’infini est en tant que tel incompréhensible, car on ne saurait en achever la connaissance : c’est aussi vrai des nombres entiers, dont l’énuméra­tion est interminable, que de l’infinité essentielle par laquelle l’être divin excède toute représentation finie.

     L’usage contemporain de ces termes en a retenu d’autres connotations.

     Outre son acception sémantique – expliquer le sens d’un mot, ou définir une chose –, le concept d’explication s’est trouvé associé étroitement à celui de causalité, pour caractériser l’opération intellectuelle susceptible de faire connaître le pourquoi d’une chose ou d’un événement, et donc d’en faire acquérir la science, au sens qu’Aristote a donné à ce terme : la connaissance explicative dépasse le simple constat en rattachant de manière intelligible un effet à sa cause. De fait, nous continuons de penser que la science a une vocation et une capacité explicatives, et qu’elle ne cesse de réduire le champ de l’inexpliqué.

     Les domaines de la morale et du droit attestent pour leur part une forme de corrélation entre les notions d’explication et de compréhension. Lorsqu’on demande à quelqu’un – par exemple à un prévenu – des explications sur sa conduite, c’est pour pouvoir en comprendre les motivations, surtout si elle paraît à première vue incompréhensible : on lui demande d’expliciter – c’est-à-dire d’extérioriser – ce qui autrement resterait à l’état d’intention intérieure, comme telle inaccessible.

     Bien évidemment, l’explication qui est alors demandée ne peut pas consister à invoquer une cause qui montrerait pourquoi l’action a été telle, comme si la personne interrogée n’en était pas l’auteur qui en a décidé. Celui qui interroge s’enquiert du sens de cette action pour pouvoir en juger, et éventuellement faire preuve, comme on dit, de compréhension à l’égard de son auteur.

 

     L’usage des termes fixé depuis Max Weber a consisté à ne retenir que l’acception causaliste de l’idée d’explication, et à lier la notion de compréhension à celle de sens, en entendant par là les deux types d’intelligibilité qui permettraient de saisir la différence entre les sciences naturelles et les sciences humaines, lesquelles ont toutes en vue, à la différence des sciences formelles1, de rendre compte d’une production de phénomènes, qu’il s’agisse de la dérive des continents, ou de la parole articulée sous ses diverses formes. Les phénomènes naturels seraient objets d’explication, et les phénomènes humains de compréhension.

     Comme le souligne Castoriadis (1922-1997), le domaine de la compréhension est celui dans lequel la causalité a pour nous un sens : c’est ainsi que nous comprenons l’enchaînement des paroles au cours d’une conversation dont nous sommes témoin, pour autant que chacune d’entre elles est motivée par celle qui a été antérieurement émise par l’autre interlocuteur, ainsi que par l’intention – ce que veut dire – celui qui la prononce. On comprendra de même qu’un propos injurieux provoque une hausse du ton, voire un geste punitif tel qu’une gifle ou un coup de poing. Ici, c’est bien le sens manifeste des réactions observées qui nous fait connaître pourquoi elles se produisent.

     Le type d’intelligibilité signifié par le terme comprendre – dans son sens wébérien – comporte dès lors une sorte d’immédiateté, pour autant que le rapport de cause à effet peut être saisi à même l’enchaînement considéré, sans détour par une loi générale obtenue par la comparaison de faits semblables.

     Ce détour est ce qui caractérise au contraire les sciences de la nature. L’explication y est possible dans la mesure où le phénomène considéré – par exemple la chute d’une pomme – peut être envisagé comme le cas particulier d’une proposition générale – la loi de gravitation –, la généralité de la proposition étant elle-même l’expression d’une régularité observable d’abord, et prévisible à terme, dès lors que la loi a pu en être formulée.

     Le domaine de l’explication – au sens épistémologique restreint du terme – serait donc celui dans lequel la causalité est pour nous dépourvue de sens : ainsi en va-t-il de la tectonique des plaques ou des éruptions volcaniques, dont nous avons identifié les causes géologiques, mais que nous ne songerions pas à mettre au compte d’une motivation.

 

     L’acception contemporaine des termes expliquer et comprendre renvoie en fait à un très vieux débat philosophique, réactivé par le cartésianisme.

     Lorsque Descartes bannit les causes finales de la physique, il est le premier à formuler le mot d’ordre positiviste qui prescrit à la science de renoncer à connaître le pourquoi des choses, pour n’en être que plus puissante à connaître leur comment. C’était dire, dans les termes de l’épistémologie contemporaine, que la science de la nature, pour éviter toute forme d’anthropomorphisme, doit se contenter d’une explication des choses, et non pas en chercher une compréhension. Dans la mesure où elle est liée à la notion de sens, cette dernière est d’essence finaliste. Or, rendre compte des choses en référence à une fin qu’elles sont censées devoir réaliser, c’est faire comme si leur nature et leurs mouvements répondaient à une intention. Mais si l’homme a conscience de ses propres intentions, il a conscience aussi de ce que les êtres naturels n’en dépendent pas : c’est cela même qui, depuis les Grecs, permet de distinguer leur caractère naturel de toute forme de production volontaire. Si donc une intention préside à l’existence des êtres naturels, elle ne peut être connue que du dieu qui les crée, et non pas de l’homme. Le finalisme en science de la nature relève donc pour Descartes d’une prétention illusoire et outrecuidante à connaître les intentions de Dieu, et à penser les choses de son point de vue à lui, et non pas du seul point de vue dont les hommes soient capables – la position de Descartes n’est pas sans annoncer à cet égard le jugement de Kant sur l’illusion transcendantale de la métaphysique.

     Il reste alors aux hommes à s’enquérir non des fins supposées des êtres naturels, mais de ce qui, dans une perspective finaliste, serait à considérer comme des moyens – pour Dieu – de les produire, et qui désormais n’est à considérer que comme cause efficiente de certains effets : c’est en cela que consiste la connaissance du comment, en toute ignorance du pourquoi.

     Cette récusation du finalisme signifiait chez Descartes le triomphe de la nouvelle physique, mécaniste, sur l’ancienne, aristotélicienne. Celle-ci donnait une place centrale dans l’explication à la cause finale – et ignorait donc l’opposition de l’explication et de la compréhension : les causes mécaniques s’y présentaient comme les moyens nécessaires à la réalisation des fins, et l’explication consistait à comprendre leur liaison, et par la même à rendre raison des phénomènes en montrant quelle nécessité ils comportent, à savoir que les moyens y sont – conditionnellement – nécessaires à la fin qu’ils servent à réaliser. La notion d’une explication téléologique n’était donc pas encore une contradiction dans les termes.

     Le reproche majeur du mécanicisme au finalisme est que ce dernier fait un usage de la notion et du principe de causalité qui ne donne lieu à aucune vérification possible, parce qu’il contrevient à la nécessité logique de la préexistence de la cause par rapport à l’effet : expliquer par la fin, c’est en effet rendre compte de l’avant par l’après, soit l’existant par ce qui n’existe pas encore. L’explication mécaniste consiste au contraire à ne rendre compte de rien si ce n’est à partir de ce qui existe antérieurement, comme lorsque le mouvement d’une bille cause le mouvement d’une autre, que la première heurte. C’est seulement du point de vue du joueur de billard que ce processus est ordonné à une fin – marquer un point –, mais ce qui explique la réalisation de cette dernière n’est pas qu’elle soit visée – car le joueur peut rater son coup –, c’est l’enchaînement mécanique des rebonds de la première bille à partir de son impulsion initiale.

     La Critique de la Raison pure a fait la théorie philosophique de ce type d’explication en formulant la version mécaniste du principe de la détermination causale, lequel peut dès lors s’appeler principe du déterminisme, pour autant qu’il ne va pas sans une absolutisation de la causalité mécanique qui l’étend de droit – ou, comme dit Kant, a priori – à tous les phénomènes présentables comme naturels : « Tout ce qui arrive présuppose un état antérieur auquel il succède conformément à une règle ».

 

     Cette universalisation de l’explication mécanique n’implique pas l’élimination de toute finalité, mais seulement sa réduction à tout ce qui relève de l’action humaine intentionnelle, dans laquelle la détermination en fonction de la fin visée se présente comme une évidence au moins égale à celle des phénomènes extérieurs. C’est précisément d’après cette idée du caractère proprement et exclusivement humain de la téléologie que les mécanicistes ont récusé le finalisme comme un anthropomorphisme.

     On comprend du même coup que les sciences humaines aient revendiqué la possibilité d’un autre type de théorisation des phénomènes que celui qui s’était imposé à l’aube des temps modernes dans les sciences de la nature : étudier les faits humains – qu’ils soient d’ordre psychologique, sociologique, symbolique, etc. – « comme des choses », selon la célèbre formule de Durkheim, devait consister à les aborder avec la même objectivité que les phénomènes naturels, afin de découvrir leurs lois, mais en y intégrant la dimension du sens qui les distingue des phénomènes simplement naturels – qu’il s’agisse de signes linguistiques, d’institutions, ou de conduite intentionnelle. Par exemple, la corrélation mesurable entre l’état de guerre et l’accroissement du taux de suicide se laisse aisément comprendre, d’une manière générale, d’après ce qu’on sait des motivations qui conduisent à l’acte suicidaire.

     Il faut néanmoins noter que les praticiens des sciences humaines ont parfois adopté une posture réductionniste, d’après l’idée qu’elles ne pourraient s’inscrire tout à fait dans le projet scientifique général d’une rationalisation des phénomènes qu’à la condition, non seulement de prendre modèle sur l’objectivité des sciences naturelles – d’où l’effort pour y introduire autant que possible le recours à l’expérimentation2 –, mais aussi d’y chercher et d’y trouver leur explication ultime. C’est ainsi que Lévi-Strauss () commence par opposer la culture et la nature comme le règne, respectivement, des normes et des lois, et cherche le sens des premières, pour autant qu’elles ne se laissent pas ramener à une légalité naturelle – elles sont variables d’un groupe humain à l’autre. Mais il n’en donne pas moins ensuite à l’anthropologie le but de « réintégrer la culture dans la nature, et finalement la vie dans l’ensemble de ses conditions physico-chimiques » – ce qui correspond à cette forme de matérialisme qui s’est dénommé au XXe siècle physicalisme, position d’ailleurs largement partagée par les praticiens des sciences humaines, même lorsqu’ils revendiquaient l’irréductibilité de leur discours par rapport à celui des sciences naturelles.

     Quoi qu’il en soit de la cohérence de cette dernière position, il est clair qu’elle repose sur l’idée que la véritable explication scientifique est de type mécaniste, et que la compréhension n’acquerra de valeur objective que par sa réduction – au sens logique du terme – à l’explication.

 

     La valeur explicative du mécanicisme s’était pourtant trouvée contestée depuis l’Antiquité, alors même que celle-ci n’a nullement ignoré ni la réalité ni l’efficience de la causalité mécanique.

     Comme Kant l’indique clairement, l’explication mécaniste consiste à subsumer le phénomène observé sous l’universalité d’une loi d’enchaînement, suivant l’ordre chronologique de succession de la cause et de l’effet. La loi est ici ce qui indique en quoi l’effet s’ensuit nécessairement de sa cause, soit ce pourquoi il ne peut être autre, et elle en fournit par là même l’explica­tion, pour autant qu’elle donne à connaître cette nécessité, conformément à la définition aristotélicienne de la science.

     Le postulat de l’explicabilité mécanique a suscité deux formes de contestation.

     L’empirisme a fait valoir que les lois explicatives des sciences naturelles n’étaient jamais que l’énoncia­tion, sous forme de propositions universelles, d’enchaînements constants dans les phénomènes. Hume a donné de cette critique une version extrémiste et sceptique : il réduisait au statut de croyance toute prétention à l’explication causale – mais n’en jugeait pas moins les livres de physique expérimentale dignes d’échapper au bûcher, au contraire des livres de « métaphysique scolastique ou de théologie ».

     Auguste Comte (1798-1857) se montra aussi scientiste que Hume, et tira la conséquence logique et ultime de l’empirisme, en dissociant la notion de science de celle d’explication causale : la notion de cause était pour lui la principale de celles qui avaient cours, dans l’histoire de l’esprit humain, à l’âge métaphysique, et elle y constituait un résidu de l’explication des choses, propre à l’âge théologique, par l’intervention d’agents surnaturels. Cette version accomplie de l’empirisme qu’est le positivisme va en même temps jusqu’au bout du geste épistémologique de Descartes : Comte voit bien que renoncer au pourquoi en faveur du comment revient en fait à renoncer – ce qui n’était certes pas le cas de Descartes – à l’idée même de causalité, et sauvegarder du même coup la science de toute prétention des métaphysiciens à connaître au-delà d’elle.

     On ne saurait dire plus clairement que la science doit renoncer à être explicative pour se faire descriptive, ses descriptions différant des descriptions romanesques par leur caractère de méthodicité rationnelle, et leur ambition systématique.

     Aristote, longtemps avant Kant, jugeait que l’expérience ne pouvait suffire à nous donner la science de quoi que ce soit, parce qu’elle nous montre qu’il en est ainsi, et non pas pourquoi il doit en être ainsi. Or lorsque l’on déduit le temps de chute d’un corps lourd d’un point à un autre d’après l’équation e = 1/2 gt2, on en est en fait au même point, car rien n’est là pour expliquer que le rapport soit de 1/2, plutôt que de 1/3 ou de 1/4. On peut accorder à Comte et à Hume que la loi invoquée ne nous dit aucunement pourquoi il en est ainsi. D’une certaine manière, elle indique plutôt ce qui serait à expliquer, pour autant qu’elle énonce ce qui en effet ne manque pas de se produire, mais, à ce titre, elle ne vaut guère mieux que la « vertu dormitive de l’opium », dont les détracteurs des scolastiques reprochaient à ceux-ci de se contenter, prenant ainsi le fait pour la cause, et une pseudo-explication pour une explication véritable.

     Il est remarquable à cet égard que des savants qui n’ont pas voulu en rester là, tel Maupertuis (1698-1759), ont été conduits à réintroduire dans l’explication scientifique ce que le mécanicisme avait voulu en exclure : pour expliquer la propagation des rayons lumineux, et les effets optiques qui en résultent, il énonçait en effet un « principe de moindre action » – qu’on pourrait appeler principe d’économie d’énergie – dont, au XXe siècle, Max Planck (1858-1947) n’hésitera pas à souligner, sans voir aucunement là une raison de le récuser, le « caractère nettement téléologique ». D’après ce principe, un phénomène est physiquement déterminé pour autant que, parmi les diverses possibilités qui se présentent, il comporte la dépense d’énergie minimale.

     C’était là retrouver une évidence qui n’avait pas échappé à Aristote. Celui-ci n’ignorait nullement la causalité mécanique, mais il savait aussi que sa valeur explicative se limite aux séquences causales, telles qu’un mouvement consécutif à un choc, ou résultant de la pression exercée sur un bras de levier. De fait, dans la science moderne, le postulat mécaniciste a conduit à isoler de telles séquences pour identifier les dépendances de type mécanique. Or la contrepartie est alors que l’explication obtenue par analyse et simplification des phénomènes se révèle logiquement inapplicable à tout ce qui ne se présente pas comme une séquence simple, mais au contraire comme un phénomène complexe, dans lequel de multiples mécanismes interfèrent.

     Aristote savait que si une telle interférence n’était pas expliquée, elle ne pourrait apparaître que comme un hasard, et il savait du même coup que le mécanicisme est condamné à ramener tous les phénomènes complexes, c’est-à-dire en fait tous les phénomènes naturels tels qu’ils se présentent de fait, à autant de hasards. Il faut alors renoncer à parler d’une explication mécaniste.

     C’est pourquoi Aristote avait jugé que la science physique ne pourrait se contenter de la causalité mécanique, liée aux propriétés matérielles des corps et de leurs constituants, mais devrait faire place à ces autres types de causalité que sont la cause formelle et la cause finale. Il s’avère en effet que la contribution des mécanismes à un phénomène complexe – tel le fonctionnement d’un organisme – ne l’explique que par leur coordination selon une certaine structure, et du même coup par leur subordination à un résultat d’ensemble défini par elle.

     Aussi récusait-il, non moins logiquement, la réduction anthropomorphique de la notion de finalité, soit sa réduction à ce que Kant appellera la finalité subjective, c’est-à-dire celle qui résulte de la conscience d’une intention. Kant demandera, comme Aristote, qu’on en distingue ce qu’il dénommera finalité objective, et dont il trouvera la manifestation dans tout système naturel comportant une involution causale des parties et du tout, et par conséquent une irréductibilité de ce dernier à la somme des premières. La finalité, en même temps que le rôle causal de la structure formelle, lui apparaissaient à nouveau comme une caractéristique des touts substantiels, en cela distincts des touts simplement additifs, autrement appelés agrégats.

     Aussi Kant voyait-il dans les êtres organisés, comme Aristote, des fins de la nature. Mais comme, à la différence d’Aristote, il avait cru devoir consacrer philosophiquement le modèle d’objectivité d’une physique censément mécaniste, il rencontrait une difficulté inconnue du philosophe grec à donner un statut objectif à la finalité manifeste des vivants, dont la reconnaissance lui apparaissait comme une condition pour que la biologie ne passe tout simplement pas à côté de son objet propre.

     La solution qui s’imposait logiquement, et que le devenir de la science physique n’a fait que confirmer, était de renoncer au modèle mécaniciste, et de revenir à un pluralisme explicatif, dont la théorie aristotélicienne des quatre causes a été la première formulation. Aristote voyait en effet que la nécessité qui permet l’explication ne pouvait se réduire à la consécution mécanique de l’avant et de l’après – laquelle produit tout aussi bien la contingence du fortuit –, mais était celle par laquelle des moyens, et des mécanismes à titre de moyens, peuvent être dits nécessaires à la réalisation d’une fin.

 

     On en conclura qu’il n’est véritablement possible d’expliquer qu’à la condition de comprendre, en récusant l’opposition et l’exclusion mutuelles du mécanisme et de la finalité.

     Comme le fait remarquer Canguilhem (1904-1995), le biologiste est incapable de rendre compte du fonctionnement mécanique d’un organe sans avoir d’abord compris à quoi il sert. Il va même plus loin en faisant valoir qu’un mécanisme n’a un rôle causal que dans la mesure où il est ordonné à la production d’un certain résultat, et pas n’importe lequel, comme l’indiquait la version aristotélicienne du principe de détermination. C’était là reconnaître que la notion de finalité est en fait impliquée dans la notion même de causalité, pour autant que celle-ci consiste essentiellement dans le rapport déterminé, et non aléatoire ou fortuit, entre la cause et l’effet. C’est le cas lorsqu’une cause efficiente produit son effet naturel. Ça ne l’est plus lorsqu’une interférence avec une autre cause l’en empêche, de telle sorte que l’indétermination qui en résulte empêche aussi l’explication.

     Il n’y a donc pas à opposer l’explication et la compréhension, ni par conséquent à opposer le type d’objectivité propre aux sciences humaines à celui des autres sciences, fût-ce pour réduire au bout du compte les premières aux secondes. Aucune réduction ne s’impose ici, mais plutôt la compréhension que ce qui rend intelligibles les phénomènes du monde humain n’est pas étranger à ce qui rend intelligibles les phénomènes naturels en général, à savoir leur caractère sensé, qui n’implique nullement qu’ils soient intentionnels.

     Faute de quoi l’on se condamnerait à l’incohérence dénoncée par Spinoza, celle qu’il y aurait à considérer l’homme comme « un empire dans un autre empire ». Mais pour y échapper, il y a lieu en fait de récuser l’antifinalisme de Spinoza, et le mécanicisme nécessitariste qu’il crut pouvoir et devoir absolutiser.

 

 

1 On pourrait caractériser celles-ci en référence aux premières acceptions des deux verbes : car, en dehors de toute perspective causaliste, l’explication y consiste essentiellement dans une analyse axiomatique destinée à la construction de théories compréhensives, c’est-à-dire visant l’explicitation exhaustive des propriétés d’objets formellement définis.

2 On connaît le fameux test destiné à savoir en quelle proportion et jusqu’à quel point des personnes se montreraient capables d’infliger à une autre des souffrances – sous la forme de décharges électriques fictivement reçues par un comédien – simplement par souci d’obéir à l’ordre qui en serait donné, suivant une règle admise au départ.