Embryon et précaution

Embryon et précaution

 

 

Le 28 mars 2013, sur une chaîne télévisée, un promoteur de la loi autorisant les recherches sur les cellules embryonnaires n'a pas rougi d'affirmer leur légitimité en rappelant que leur matériau consiste en des « embryons congelés », « sans avenir », puisque ne faisant plus l'objet d'aucun « projet parental ».

Pour confirmer ses propos, il commentait une image schématique présentant à l'écran quatre petites sphères accolées qui figuraient la deuxième étape d'un développement embryonnaire, soit le résultat de la deuxième division cellulaire à partir de l'unique ovule fécondé initial. Les manipulations biomédicales et pharmaceutiques étaient lavées de tout soupçon par l'affirmation qu'elles n'opéreraient jamais que sur « ça ».

L'usage de ce neutre atteste à lui seul l'état d'anesthésie générale, en matière éthique, dans laquelle notre société et notre culture sont déjà installées, et dans laquelle certains cherchent à l'enfoncer un peu plus.

La question pertinente est évidemment : qu'est-ce que c'est que « ça », à savoir l'embryon à un stade précoce, exposé désormais à des manipulations techniques qui n'auraient pu être pratiquées naguère, et exposé depuis quelques décennies à une neutralisation par la loi censée dire le droit ?

Ce neutre-là ne s'entend pas par opposition à un masculin et à un féminin, dont la différenciation est déjà opérée dans l'état unicellulaire initial. Dire « ça » pour désigner l'embryon, c'est ne l'appeler ni « lui » ni « elle », non pas tant pour lui dénier une différence sexuelle déjà présente que pour lui dénier ce que signifient ces pronoms personnels, qui en viendront à le désigner si on le laisse se développer et naître : on lui dénie le caractère de personne humaine qui interdira à tout jamais de le traiter comme « ça », soit, en langage juridique, comme une chose.

La loi que l'on veut promouvoir a pour présupposé sous-jacent l'idée qu'un embryon à l'état précoce n’est qu’une chose disponible et manipulable à volonté, et nullement encore une personne humaine sujet de droit. Dire qu’un embryon n’est que « ça », c’est opérer à son sujet un déni d’humanité.

Le défenseur de la nouvelle loi n’a pas manqué de présenter sa conception comme un « mieux-disant éthique », ni de déclarer arriérés ceux qui ne pensent pas comme lui et croient avoir des raisons de contester le bien-fondé de son présupposé : leur position réactionnaire ferait obstacle aux progrès de la science, et ils devraient avoir honte d’entraver des avancées dont on attend le soulagement de tant de misères.

On peut être surpris d’entendre ainsi invoquer le progrès scientifique à l’époque même où un Japonais reçoit le prix Nobel pour des recherches qui confirment ce que beaucoup savaient déjà, mais que certains lobbies industriels préfèrent laisser ignorer : qu’il y a très peu à attendre de la manipulation des cellules embryonnaires, et beaucoup plus de celle des cellules non-embryonnaires, comme celles du placenta ou du cordon.

Ces dernières ne suscitent évidemment pas la même interrogation que les cellules embryonnaires. Bien qu’elles aient été produites à l’occasion et au cours du développement d’un embryon, par-delà ses phases précoces, elles ne font pas partie de l’embryon lui-même : il les laissera derrière lui en naissant, contrairement à celles qu’il aura produites à l’intérieur de lui-même.

Pour pouvoir légitimer les recherches qui prennent l’embryon pour matériau, il faut pouvoir dire que ce n’est que « ça », et surtout ne pas se demander ce que c’est au juste.

C’est ici que l’invocation de la science s’avère particulièrement sophistique, et que les Lumières dont elle se réclame sont bel et bien trahies. Car la biologie interdit de se contenter d’un neutre pour répondre à la question : « Qu’est-ce que c’est que ça ? » La science biologique ne fait rien connaître qui soit neutre, car elle ne connaît que des formes vivantes spécifiquement différenciées, et pour certaines sexuées. Le sens que la science donne à la question et la réponse qu’elle y autorise sont de grande portée : car « si c’est un homme », pour reprendre un titre célèbre de Primo Levi, on conviendra qu’il mérite le respect de ses droits, comme tout autre humain, à commencer par le droit à la vie. Et si ce n’en est pas un, qu’est-ce donc ? À cette question, la biologie oblige à répondre qu’à défaut d’être l’homme qu’on ne veut pas y voir, c’est encore et toujours, et de part en part, de l’humain, car c’est dès l’origine que vient à exister le caryotype personnel, sans lequel aucun humain ne peut venir au monde et s’en faire une idée, jusqu’à éventuellement prétendre, comme certains, décider qui est un homme parmi les individus engendrés avec un caryotype humain, et qui ne l’est pas.

Le caractère originellement humain de l’embryon est l’une des certitudes à son sujet que la science récente nous a permis d’acquérir. C’est en revanche une escroquerie intellectuelle de faire passer pour scientifiquement prouvé que l’embryon à un stade précoce ne serait qu’un « amas de cellules », avant de devenir un organisme crédité, dans le cas de l’homme, d’une dignité personnelle qui en fait un sujet de droits que les autres doivent respecter. Outre que ladite expression est une absurdité biologique, c’est là oublier un peu vite, et au rebours de ce que la science fait savoir, que ce qui permet à chacun d’être un tel sujet, c’est un principe d’unité structurée déjà présent dans l’unique cellule qu’il fut d’abord, ou qui fut lui, comme on voudra, et qui continue de présider à tous les processus d’assimilation ou de régénération qui lui permettent de durer.

On peut d’ailleurs être surpris d’apprendre que chacune de nos personnes, en droit indisponible, n’a d’abord été qu’un amas de cellules disponible. À prendre cette idée au sérieux, il faudrait y voir, littéralement, l’aveu d’une transsubstantiation, par laquelle ce qui n’était que chose-objet devient subitement personne-sujet. Si l’on est soucieux de penser rigoureusement, ce qui est la moindre des choses quand on se réclame de la science, on ne peut voir là autre chose qu’un miracle, non pas au sens d’un événement exceptionnel, puisqu’il est censé se produire chaque fois qu’on laisse un embryon naître, mais d’un événement qui, pour le philosophe autant que pour le théologien, requiert l’intervention d’une cause surnaturelle, faute de pouvoir être expliqué en termes de mécanismes physico-chimiques, ou suivant la loi biologique générale suivant laquelle les pommiers ne donnent pas des poires, ni les lapins des castors.

Notre législateur n’a jamais voulu se prononcer sur le statut de l’embryon. C’est en un sens logique et rassurant, car il est clair que ce statut ne saurait relever d’un vote : tout comme l’existence des chambres à gaz, il ne peut être qu’une vérité à reconnaître, et non pas une convention à établir. Pour autant, le législateur sait trop bien qu’il ne pourrait sur cette question qu’entériner ce que la science oblige à dire : qu’un embryon issu de gamètes humains est humain, parce qu’il n’appartient à aucune autre espèce. Un petit d’homme est un petit homme.

De cela aucun législateur ne pourra décider, sauf à imiter ceux qui ont entrepris de traiter certains humains comme des sous-hommes, soit pour en faire des esclaves, soit pour les exterminer – bref : comme un matériau exploitable ou jetable.

Ainsi le législateur, pour ne pas remettre en cause plus d’une de nos lois, a préféré rester dans le doute et y laisser tout le monde quant à la question de savoir si l’embryon peut être considéré comme une chose neutre, ce qu’il cesse d’être à partir d’un certain moment, variable au gré des législations. Et comme il est impossible de nier qu’un embryon humain appartienne à « l’espèce humaine », pour parler cette fois comme Robert Anthelme, on maintient le doute quant à la question de savoir si ce qui appartient à l’espèce humaine doit être considéré comme une personne humaine, et à celles de savoir à quel moment et par quelles causes ce qui n’en était pas une peut bien le devenir.

Un vieil adage dit : Dans le doute, abstiens-toi. Le niveau de déchéance morale de la culture occidentale contemporaine se mesure à la tranquillité apparente avec laquelle, au motif d’un progrès médical ou d’un bonheur personnel, on aura peut-être éliminé plus de millions d’humains que les régimes les plus despotiques et les plus meurtriers du passé.

Nous nous faisons gloire d’avoir gravé le principe de précaution dans le marbre de notre constitution. Il permet par exemple d’interdire la commercialisation d’OGM tant qu’on ne sait pas si leur consommation n’est pas préjudiciable à notre santé. Mais qui ne voit que le souci vétilleux de la santé des enfants et des adultes laisse place à la plus totale indifférence quant à l’humanité de l’embryon que chacun a pourtant commencé par être ?

Si notre écologie était une écologie humaine, et comme telle digne de son nom, ceux qui s’en réclament devraient militer pour l’application du principe de précaution à toutes les formes de manipulation de l’embryon humain, soit à toutes les pratiques qui le prennent pour matériau, ou qui l’éliminent comme « surnuméraire », moyennant un tri sélectif.

Combien de temps encore nous montrerons-nous fiers d’avoir - sûrement ou peut-être - congelé et détruit plus d’humains que les totalitarismes du dernier siècle n’en ont déporté et assassiné ?

 

Michel Nodé-Langlois