De la poésie comme recherche

À Dominique Sorrente

 

     On eût peut-être surpris un ancien grec en lui présentant la création poétique comme une forme de quête de la connaissance. Si l’on se réfère à des distinctions classiques que la philosophie aristotélicienne a inscrites pour longtemps dans notre culture, il semble qu’il faille voir là bien plutôt deux ordres d’activité qui ne répondent pas aux mêmes fins, et opèrent par suite selon des modalités tout à fait distinctes.

     Recherche se dit en grec méthodos, terme qui révèle par son étymologie que notre moderne concept de méthode renvoie d’abord, comme toutes les abstractions, à une image des plus concrètes, celle d’un chemin (hodos) qu’il faut suivre pour atteindre une destination visée. Certains penseurs contemporains, inspirés de Nietzsche, ont prétendu qu’un concept n’était rien d’autre qu’une métaphore. C’est douteux puisque, pas plus que les grecs, nous ne confondons le concept de chemin avec celui de ce que nous continuons d’appeler, en grec, une méthode. Mais il est clair néanmoins que l’usage de ce dernier terme signifie que nous apercevons, comme les Anciens, et à leur école, la parenté analogique qui existe entre l’opération qui consiste à se rendre d’un point à un autre en marchant, et celle qui vise à découvrir un élément de connaissance, activité qui peut elle-même susciter pas mal de déplacements, mais peut aussi s’exercer, comme on dit, en chambre, ou, comme disait Descartes, dans son « poêle ».

     Quelque chose de remarquable apparaît déjà ici, qui mérite d’être souligné. Lorsque nous appelons méthode l’ensemble des démarches qui assurent la fécondité heuristique des disciplines que nous considérons comme des sciences, voire l’efficacité de nos techniques rationalisées, nous effectuons, en l’oubliant, une opération de métaphore, dont Aristote dit qu’elle est essentiellement « poétique » : elle consiste en effet à prendre une activité - le cheminement - comme image d’une autre - l’investi­gation, faisant par là-même apparaître une parenté intelligible entre deux réalités dont nous ne manquerons pas de souligner la différence si nous entreprenons de les définir conceptuellement. Tout se passe comme si le recours au mot porteur d’image était propre ici à rendre manifeste un aspect de la réalité que l’exigence de distinction conceptuelle tendrait à effacer.

     Dans la conscience d’un Aristote, c’est donc poétiquement que se laisse désigner un type d’activité que lui-même distingue fortement de cet autre type qu’il appelle en grec poïèsis - par quoi il faut en­tendre non pas seulement l’activité de celui que nous appelons poète, mais bien toute forme de pro­duction. Les Grecs, notamment, regroupaient sous ce terme des activités que nous avons pris l’habi­tude d’opposer, comme techniques d’une part, et artistiques de l’autre : n’ignorant aucunement la distinction entre ces fins que sont l’utile et le beau, ils voyaient cependant que la production de l’un et de l’autre consiste toujours dans une transformation, c'est-à-dire dans la communication d’une nouvelle forme, inédite, à un matériau dont on dispose, qu’il s’agisse du métal pour le forgeron, ou des mots pour le dramaturge. Cette notion de mise en forme est cela même qui définit le concept grec de poïèsis, dans sa caractérisation aristotélicienne. Aristote souligne en effet que toute activité transformatrice n’est pas pour autant poétique : tel l’acte d’un juge qui rend une sentence, lequel pour un grec relève de la prâxis - l’action - plutôt que de la poièsis. Ce qui distingue cette dernière, c’est que, à la différence de la première, elle laisse derrière elle une œuvre (ergon) qui est un produit distinct de son producteur, quand les effets de la prâxis restent immanents aux personnes qui l’accomplissent, ou la subissent.

     Ainsi opposées l’une à l’autre, les deux formes d’activité ont toutefois en commun de s’opposer à une troisième forme qui ne vise, elle, aucune sorte de transformation d’une situation ou d’un matériau, mais plutôt, selon l’idée que s’en fait Aristote, une transformation du sujet humain lui-même, en tant qu’il cherche à ajuster sa pensée au réel par le moyen de la connaissance. Il s’agit là de l’ensemble d’activités que le grec désigne par le mot de théôria, terme qui n’est pas moins que celui de méthode une métaphore poétique, puisqu’il désigne originellement l’acte de la vision, voire de la considération attentive. Ici encore, notre propre usage nous fait oublier ce que les grecs avaient aperçu au cœur de ces activités que nous continuons d’appeler théoriques, mettant sous le mot de théorie au mieux une construction intellectuelle à vocation explicative, au pis une spéculation si abstraite qu’elle apparaît oublieuse des réalités les plus communes.

     C’est le terme de contemplation qui a été la traduction la plus traditionnelle du terme théôria : il soulignait en effet que la connaissance consiste, comme le pensaient les Grecs, à laisser être les choses et à conformer à ce qu’elles sont l’idée que nous nous en faisons. De là vient la très classique définition de la vérité, empruntée par Thomas d'Aquin au juif Isaac, comme conformation - adéquation - de notre pensée - notre intellect - à ce que sont les choses, lesquelles existent avec leur essence propre sans que nous en soyons le principe. Si notre pensée transformait les choses, les modifiait en les appréhendant - comme l’ont prétendu certains modernes -, cela impliquerait pour les Grecs qu’il n’y aurait pas de connaissance du tout. Et à vrai dire, si notre pensée pouvait décider de ce qu’elle connaît, comment serait-il possible que parfois nous nous trompions ?

     C’est dans l’ordre de la théôria que le terme méthodos a le sens de ce que nous appelons aujourd’hui la recherche. Toute méthodicité n’est pas théorique, et Aristote souligne que sa première forme s’est manifestée dans ces activités que le grec désigne par le terme techné - que nous traduisons par art, en précisant qu’il faut alors entendre le mot dans son sens latin, et non pas comme désignant l’activité des seuls artistes. Si Platon, d’abord poète lui-même, montrait parfois dans la poésie une activité irrationnelle relevant de l’enthousiasme ou du délire, Aristote, contrairement à son maître, n’hésitait pas à attribuer à Homère, autant qu’à Phidias, une véritable méthodicité technique. Celle-ci est de l’ordre du savoir-faire : elle consiste dans la conscience de certaines règles de production efficace. Dans ce domaine, la notion de méthode peut être illustrée par l’exemple d’une notice de montage ou d’un mode d’emploi, ou encore par les traités qui permettent d’apprendre à jouer d’un instrument de musique.

     Tout autre est le sens de méthodos lorsque le terme désigne ce que nous appelons la recherche scientifique. Il ne s’agit pas alors de savoir ce qu’il faut faire pour produire, mais ce qu’il faut faire pour acquérir un savoir. Aristote fut le premier a souligner que la méthodicité des sciences ne pouvait être unique, mais devait au contraire varier en fonction de leur objet propre. C’est ainsi que l’objet du mathématicien - les diverses formes de la quantité abstraite - lui rend possible et nécessaire le recours aux seules opérations logiques de définition et de déduction : les mathématiques ont réussi en effet à être historiquement la première science constituée dès lors qu’elles ont découvert la possibilité de s’affranchir de toute référence à l’expérience sensible, et de pouvoir par là-même démontrer des propriétés quantitatives, d’une manière à la fois certaine et purement intellectuelle. Cela suffit sans doute à expliquer la fascination qu’elles ont exercée dès l’Antiquité. Aristote toutefois n’en fut pas autant marqué que son maître et les platoniciens de l’Académie, à qui il reprochait de confondre les mathématiques et la philosophie, c'est-à-dire de croire qu’elles étaient la science suprême et, d’une certaine manière, unique : il faisait valoir au contraire que leur méthode a priori ne convenait aucunement dès lors qu’il s’agit de rendre compte scientifiquement de ce dont précisément les mathématiques font abstraction, à savoir les diverses formes du devenir, telles qu’elles se manifestent dans la réalité sensible. C'est pourquoi Aristote, tout à l’opposé de ce qu’on trouvera à reprocher plus tard à ses épigones, fut le premier à revendiquer l’exigence d’une méthodologie que l’on peut appeler expérimentale en un sens large du terme, puisqu’elle revient non seulement à observer les êtres tels qu’ils se présentent dans la nature, mais aussi bien à faire des expériences sur eux : Aristote était fils d’un médecin dont l’école pratiquait la dissection.

     Or l’évolution historique de nos sciences et de leur compréhension philosophique semble avoir quelque peu remis en question l’opposition grecque du contemplatif et du poétique.

     Aristote avait pourtant été le premier à juger nécessaire l’affirmation du caractère actif de l’intellect  dans la connaissance qui lui est propre, laquelle ne peut consister à simplement recueillir passivement des impressions, comme dans la connaissance sensible : les concepts au moyen desquels une vérité intelligible peut être énoncée, les raisonnements par lesquels elle peut être prouvée, ne sont pas des choses que l’on pourrait simplement trouver toutes faites dans la nature. Ce sont des opérations spirituelles relevant d’un autre genre de réalités.

     Ce rôle actif de l’intelligence paraît se manifester notamment dans une pratique que l’Antiquité n’a nullement ignorée - Archimède en donna un bel exemple -, mais qui s’est particulièrement développée depuis le XVIème siècle sous la forme de ce que nous appelons la forme expérimentale : le recours à l’expérimentation active, c'est-à-dire à l’observation d’un phénomène produit et non pas donné, a pu conduire un Bachelard à enseigner qu’un objet de connaissance scientifique est en fait une construction de l’esprit humain - thèse qui, si elle signifiait une construction de la vérité elle-même, apparaîtrait assez vite autoréfutante, mais qui garde tout son sens et toute sa force si l’on entend par là une production de ce qui est nécessaire pour rendre manifeste ce qu’on désire connaître - jusqu’au mouvement des particules élémentaires -, tout autant que l’invention des moyens théoriques d’interpréter les données mesurées, et de les traduire sous forme de lois.

     Il nous faut alors admettre, en recourant aux termes grecs, le caractère essentiellement et intrinsèquement poïétique de la recherche scientifique. C’est une vue singulièrement courte que celle qui tend à confondre la science avec la recherche d’une efficacité technologique standardisée, quand nos révolutions technologiques sont plutôt le fruit d’avancées théoriques dans lesquelles l’intellect raisonnant sans doute, mais tout aussi bien l’imagination inventive ont joué un rôle décisif. Aristote affirmait résolument qu’on « ne pense jamais sans images », et peut-être est-ce encore à cette tradition que se rattache Bachelard lorsqu'il assigne à la philosophie la tâche d’unir la poésie et la science comme « deux contraires bien faits ».

     La question pourrait être dès lors, en admettant le caractère proprement poétique de la recherche, de savoir d’une part si la poésie peut elle-même inversement être considérée comme une recherche, et si elle a un rôle à jouer dans la recherche en général.

     Edgar Morin souligne quelque part que notre science est on ne peut mieux armée à l’égard de tout ce qui relève d’une théorisation logique, y compris dans le domaine de la réalité empirique, mais qu’elle se trouve très démunie à l’égard de ce qu’il appelle l’analogique. La modernité du propos ne saurait masquer que cette remarque fait en vérité retour à des considérations médiévales, qui ont leur origine lointaine dans les spéculations métaphysiques d’Aristote. Celui-ci avait en effet vu clairement que chaque science se constitue grâce d’abord à l’identification d’une certain genre de réalité dont elle fait son objet propre (le nombre, la grandeur, le mouvement, la vie, etc.), et qu’à l’intérieur de son domaine, elle invente des concepts et formule des principes appropriés pour en rendre compte, et de telle sorte que les principes d’une science puissent être inopérants dans une autre (il n’y a pas de métabolisme chez les triangles). Toute science doit ainsi sa validité théorique à l’univocité de certains concepts qui, parce que leur sens est déterminé de façon précise est stable, permettent d’effectuer des raisonnements probants. Or Aristote découvrait aussi que les sciences, dans leur diversité, ne pourraient se passer de certains concepts et de certains principes qui ne sont propres à aucune d’entre elles, et qui, s’appliquant à des domaines irréductiblement divers, ne peuvent se voir ramenés à l’univocité d’un sens unique : c’est le cas de termes tels que l’être, l’un, le vrai, le possible, le nécessaire, la cause, et de quelques autres, dont Aristote fait l’objet privilégié de cette discipline qu’il appelait la « philosophie première », et qui a reçu par la suite le nom de métaphysique. C’est pour désigner de tels concepts que la philosophie médiévale a utilisé, en le détournant de son sens initial, le terme grec d’analogie, entendant par là une sorte de transversalité qui permet à ces concepts de jouer un rôle théorique à vrai dire fondamental - parce que toujours sous-jacent - dans tous les domaines de la connaissance, et cela pour autant qu’ils comportent une réelle unité intelligible à travers la multiplicité inévitable de leurs sens, faute de quoi ils seraient purement équivoques : tout discours serait alors frappé de suspicion logique dans la mesure même où il les présuppose et les implique toujours.

     Nul doute que le mot de Morin n’en appelle à une réactualisation de la métaphysique pour remédier aux conséquences théoriques dommageables de la spécialisation scientifique et de la croyance erronée en son autarcie théorique.

     Or il n’est pas moins clair que revendiquer les droits de l’analogique, c’est aussi faire place à ce que la poésie ne cherche sans doute à théoriser comme l’a fait la métaphysique, mais qu’elle a en revanche toujours contribué à rendre sensible, au sens où Klee dit que la peinture « ne reproduit pas le visible », mais qu’elle « rend visible ».

     Sans doute faut-il se garder, car c’est sans doute impossible, de tenir un discours général qui prétendrait rendre compte adéquatement de toutes les formes de l’entreprise poétique : on courrait le risque de l’abstraction vide et sans portée. Mais en revanche, il ne semble pas trop risqué de voir dans la poésie en général l’invite à adopter un autre regard sur les choses, et d’abord sur ce medium entre nous et elles - et le moyen inamissible de la science - qu’est le langage.

     Il n’y a plus rien à dire, après des millénaires d’esthétique et de critique, depuis la Rhétorique et la Poétique d’Aristote, sur l’usage non conventionnel de la langue commune qui est tout l’art du poète, avec ses effets d’obliquité, et, comme eût dit Baudelaire, de mise en correspondance. Il n’est pas question de croire qu’on pourrait ou devrait attribuer au symbolisme poétique une validité théorique à laquelle il ne prétend pas, mais la poésie peut bien apparaître comme un moyen puissant d’inciter à surmonter certains effets que la sectorisation et la segmentation analytiques propres au travail scientifique ne manquent pas de susciter. C’est ainsi que Bergson voyait dans les arts en général, et dans la poésie en particulier, la voie royale pour retrouver un contact des choses que l’abstraction scientifique fait perdre, du fait d’un inévitable artificialisme qui se convertit en dogmatisme scientiste à partir du moment où des postulats méthodologiques se transforment en l’affirmation qu’il n’y a rien d’autre à connaître que ce que la science explique, ni d’autre manière de connaître que la sienne. Rien d’étonnant non plus à ce que Bergson ait voulu, à l’encontre du dogmatisme scientiste, faire retour à la métaphysique pour frayer, sous une forme proprement intellectuelle, la voie vers laquelle l’art constitue à ses yeux l’indication la plus lumineuse et l’incitation la plus puissante.

     Ici encore une remarque jetée en passant par Aristote en dit long sur la place que l’on peut reconnaître à la poésie au sein des activités spirituelles de recherche. À ses yeux, « la poésie est plus sérieuse et plus philosophique que l’histoire » : car elle ne consiste pas, comme celle-ci, dans un compte rendu jamais exhaustif des faits passés pour autant que la critique des sources permet de s’en faire une idée raisonnable, mais, sous la forme notamment d’une mise en scène dramatique, elle tourne d’emblée le regard vers ce qui donne un sens profond et peut-être universel aux conduites humaines. C’est donc cette conversion du regard du fait au sens, et par les moyens qui lui sont propres, qui amène Aristote  à mettre la poésie au rang des « choses sérieuses (spoudaïa) » : comme la philosophie, elle comporte une gratuité qui n’a rien d’une frivolité, mais qui est celle des activités contemplatives, et non pas seulement celles qui lui apportent des connaissances applicables, mais surtout celles par lesquelles l’homme s’exprime à lui-même le sens qu’il cherche ou trouve à son existence, soit ce qu’il en est de lui-même quant à son essence d’homme, et à son destin.

     Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Comme sur un célèbre tableau de Gauguin, Bergson formulait ces questions comme les interrogations décisives dans l’oubli desquelles un scientisme arrogant ou paresseux voudrait nous confiner. Il revient à la philosophie, telle une Vestale, de maintenir vive la conscience de ces questions. Mais la philosophie n’est à cet égard rien d’autre que la science lorsque celle-ci accepte d’aller au bout d’elle-même, au lieu de s’enfermer dans une ignorance de ses propres implications. Et d’autre part, l’art apparaît ici comme un moyen peut-être plus puissant d’entretenir la flamme, et cela parce qu'il fait appel à la sensibilité et à l’imagination, là où la philosophie demeure un discours de nature et de tonalité théoriques, lequel peut paraître parfois obscur ou desséchant.

     Edgar Morin, pour sa part, en appelle à une science qui n’occulterait plus, mais révélerait le « mystère des choses », recourant à un terme dont les connotations religieuses n’échappent à personne : singulier renversement du discours de la part de quelqu'un qui ne s’est nourri qu’aux disciplines scientifiques, à l’exclusion de toute intention apologétique ! Or comment ne verrait-on pas dans la poésie, notamment sous ses formes contemporaines tellement distanciées de l’usage commun du verbe, une suggestion de ce mystère, y compris et peut-être préférentiellement à travers l’évocation des réalités les plus humbles. Sans doute y a-t-il, pour parler comme Wittgenstein, quelque chose de « mystique » dans beaucoup de poésies, soit la recherche du moyen pour exprimer « ce dont on ne peut parler », et que pour autant on ne veut pas « taire ». La théologie apophatique, et la mystique qui s’en est inspirée, n’ont pas fait autre chose en découvrant qu’on ne saurait parler de l’Absolu que négativement et obliquement, c'est-à-dire souvent en recourant à des images - comme dans l’Apocalypse de Jean - là où le concept défaille.

     Notre époque est peut-être mûre pour une réconciliation de l’esprit théorique et de l’esprit poétique, par-delà les illusions superficielles du pragmatisme productiviste et du scientisme dogmatique. Si l’on interroge aujourd’hui un mathématicien, soit quelqu'un qui se consacre à la recherche mathématique, dont nous avons appris à admette qu’elle est la base de tous nos « progrès », il ne manquera pas de répondre que sa visée principale est la beauté des théories qu’il élabore, en toute indifférence à ses applications éventuelles. On se croirait revenu dans la Grèce de Platon et de Plotin, pour qui le beau et l’intelligible n’étaient pas dissociés, mais plutôt identifiés en profondeur quand même leurs concepts étaient distingués.

     Platon savait que les mathématiques ont à voir avec la beauté. Inversement, ses plus grands disciples se sont employés à montrer comment l’art et la poésie avaient part à l’intelligible dans la mesure même où ils se montraient producteurs d’une beauté inédite et inouïe, par-delà les platitudes de la gestion de l’utilitaire.

     Parce qu'il n’est pas de recherche sans production, rien n’empêche et tout autorise à voir dans la poésie une forme essentielle de la recherche, avec la conscience pleine et entière qu’il ne faut pas ici seulement chercher et rencontrer, mais qu’il faut précisément produire pour trouver ce qu’il y a à trouver - non pas seulement aller voir en explorant, mais susciter en suggérant, puissamment autant qu’inadéquatement.

     Quoi d’étonnant à ce qu’Edgar Morin soit allé emprunter au poète Antonio Machado la formule qui pour lui dit l’essence de toute recherche, et fait retour, non sans en modifier le sens, à la méthodos grecque : Caminando no hay camino, se hace el camino al andar ?

     Et comment ne pas entendre dans cette belle parole, qui dit peut-être tout de l’aventure de la vie, science comprise, un écho à la non moins célèbre formule du poète mystique Jean de la Croix : Ya por aqui no ay camino por qué para el Justo no ay ley ?

 

    Michel Nodé-Langlois

Toulouse, le 16 juin 2004