Tout, forme, élément (Aristote & Thomas)

Aristote, De la génération et de la corruption.

 

« Nous disons qu’il existe une matière des corps sensibles, mais que cette matière n’est pas séparée et qu’elle est toujours accompagnée d’une contrariété ; c’est d’elle que provient ce qu’on nomme les éléments. Une définition plus précise de ces notions a été donnée dans un autre travail1. Mais puisque c’est aussi de la même façon que naissent de la matière les corps premiers, nous devons également apporter quelques précisions à leur sujet ; nous devons considérer comme principe et comme première la matière qui, tout en n’étant pas séparée, est le sujet des contraires, car ce n’est ni le chaud qui est la matière du froid, ni le froid celle du chaud, mais c’est le sujet qui est matière pour l’un et l’autre contraires. Par conséquent, le principe à poser en premier lieu, c’est ce qui est en puissance un corps sensible ; en second lieu, les contrariétés (j’entends, par exemple, la chaleur et la froidure) ; et en troisième lieu dès lors, le feu, l’eau et les autres éléments de cette sorte. Car ces éléments se transforment les uns dans les autres, et ne se comportent pas comme Empédocle et d’autres philosophes le prétendent (puisque l’altération ne serait pas possible), tandis que les contraires ne se transforment pas les uns dans les autres » (II, 1, 329a 24-329b 2).

 

 

Aristote, Métaphysique.

 

« Soit une réalité quantifiable possédant commencement, milieu et fin. Si la position de ces derniers est indifférente, on appelle cette réalité une somme. Si leur position produit une différence, on l’appelle un tout. Les réalités pour lesquelles les deux sont possibles, sont à la fois des touts et des sommes : il en est ainsi pour les choses dont la nature demeure la même dans le changement de position, tandis que leur configuration varie, par exemple une cire ou un vêtement ; et on les appelle aussi bien tout que somme, car elles ont les deux caractères. Mais l’eau, tous les liquides, le nombre, on les appelle somme et non pas tout, sinon par métaphore » (V, 26, 1024a 1-9).

 

« Considérons un composé de quelque chose de telle sorte que le tout soit un, non pas comme un tas, mais comme une syllabe. La syllabe n’est pas ses lettres : ba n’est pas plus identique à b et a que la chair ne l’est au feu et à la terre (car après dissolution, ces choses, la chair et la syllabe, n’existent plus, tandis que les lettres existent, tout comme le feu et la terre). La syllabe est donc quelque chose qui ne se réduit pas aux lettres, voyelle et consonne, mais qui est aussi autre, et la chair n’est pas seulement feu et terre, ou chaud et froid, mais aussi quelque chose d’autre. Si donc il faut que ce quelque chose soit élément ou composé d’éléments, à supposer qu’il soit élément, on retombera sur le même argument (car la chair en sera composée ainsi que de feu et de terre et de tout ce qu’on voudra, et on ira à l’infini) ; et à supposer qu’il soit composé, il le sera évidemment non pas d’un seul élément mais de plusieurs, ou alors cet élément sera la chose même, de sorte qu’à nouveau nous tiendrons à son sujet le même argument qu’à propos de la chair et de la syllabe. Ce quelque chose paraît donc bien exister tout en n’étant pas élément, et être cause que ceci soit de la chair, cela une syllabe ; pareil pour les autres choses. Et c’est cela qui est la substance de chaque chose (car c’est la cause primordiale de ce qu’elle est). Et puisque certaines choses ne sont pas des substances mais que les substances sont constituées naturellement, ce qui paraît être substance, c’est cette nature qui n’est pas élément mais principe. Et l’élément est ce en quoi la chose se divise, présent en elle comme une matière : par exemple, pour la syllabe, le a et le b » (VII, 17, 1041b 11-33).

 

 

Thomas d’Aquin, Commentaire à la Métaphysique d’Aristote (sur les passages précédents).

 

1105. Lorsqu’il se trouve que dans une quantité il y a un ordre des parties parce qu’il y a commencement, milieu et fin, ordre qui constitue la raison de leur position, nécessairement les touts de cette sorte comportent tous une continuité dans la position de leurs parties. Mais il y a pour un tout continu trois rapports possibles à la position de ses parties. Dans certains touts en effet, une position différente des parties ne fait pas de différence : c’est le cas pour l’eau. Car de quelque manière qu’on transpose les parties d’une eau, elles ne changent rien ; et il en va de même des autres liquides, comme l’huile, le vin, etc. Or ici on désigne le tout en l’appelant somme et non pas du nom même de tout. (…)

1106. Mais il y a des touts dans lesquels la position des parties produit une différence : par exemple un homme ou un animal quelconque, ou une maison, etc. Car on n’a pas une maison en ordonnant ses parties n’importe comment, mais suivant un ordre déterminé, ce qui n’est pas moins vrai pour un homme ou un animal ; et ici nous parlons de tout et non pas de somme. (…)

1107. Et il y a des touts qui présentent les deux caractères, parce que la position y produit une certaine différence. Et ici nous parlons à la fois de tout et de somme ; telles sont les choses dans lesquelles la matière demeure la même quand les parties sont déplacées : c’est le cas de la cire, qui, de quelque façon que ses parties soient déplacées, n’en reste pas moins de la cire tout en n’ayant plus la même configuration ; c’est aussi vrai d’un vêtement et de tout ce qui comporte des parties semblables conservant une configuration variable. Car les liquides, même si leurs parties sont semblables, ne peuvent pourtant avoir une configuration propre parce qu’ils ne sont pas contenus dans leurs propres limites, mais dans celles d’autre chose : aussi un déplacement n’y produit-il aucune variation qui dépende d’eux.

1108. La raison de cette diversité est qu’une somme est un tout distributif ; elle requiert donc une multitude en acte, ou une multitude immédiatement possible ; et les choses qui comportent des parties semblables se divisent de ce fait en parties semblables au tout, et il se produit alors une multiplication du tout. Car si toute partie d’une eau est de l’eau, dans toute eau il y a beaucoup d’eaux, au moins potentiellement ; tout comme dans un nombre il y a une multitude d’unités en acte. Or le tout signifie le rassemblement des parties en quelque chose d’un : il y a donc tout à proprement parler là où les parties prises ensemble engendrent une unité achevée, dont l’achèvement n’appartient à aucune des parties ; c’est le cas d’une maison ou d’un animal. (…).

 

1672. (…) Dans certains cas, la composition à partir d’une multiplicité est telle que le tout composé est quelque chose d’un, comme la maison est composée de ses parties, ou le corps complexe de ses éléments. Mais dans d’autres cas, le composé d’une multiplicité est tel que le tout n’est pas absolument un, mais seulement d’un certain point de vue : c’est le cas d’un tas, ou d’un amas de pierres, où les parties existent en acte, puisqu’elles sont discontinues. Aussi est-il certes multiple absolument parlant, mais un d’un certain point de vue, pour autant que cette multiplicité est réunie en un même lieu.

1673. Or la raison de cette diversité est que, dans certains cas, le composé reçoit sa spécificité de quelque chose d’un qui est soit une forme, comme dans un corps complexe ; soit une composition, comme dans une maison ; soit un ordre, comme dans une syllabe ou un nombre. Et alors nécessairement le tout composé est un absolument parlant. Mais dans d’autres cas, le composé reçoit sa spécificité de la multiplicité même des parties rassemblées, comme dans un amas ou dans une population, entre autres : et ici le tout composé n’est pas un absolument parlant, mais seulement d’un certain point de vue.

1674. D’où le propos d’Aristote : si quelque chose est composé de quelque chose de telle sorte que le tout soit un, non pas à la manière d’un tas de pierres, mais comme une syllabe, qui est une unité absolument parlant, alors nécessairement le composé lui-même n’est pas ce dont il est composé, de même que la syllabe n’est pas ses éléments. Ainsi la syllabe ba n’est pas la même chose que ces deux lettres b et a, ni la chair la même chose que le feu et la terre. Et il le prouve ainsi : une fois les éléments de la composition dissous, c’est-à-dire séparés les uns des autres, la chose, c’est-à-dire le tout, ne demeure pas après séparation des lettres. Les éléments, au contraire, ici les lettres, demeurent après décomposition de la syllabe. Et le feu et la terre après décomposition de la chair. Donc la syllabe est quelque chose en dehors des éléments, et elle ne se réduit pas à ses éléments, qui sont la voyelle et la consonne, mais elle est quelque chose d’autre, par quoi la syllabe est syllabe. De même la chair n’est pas seulement feu et terre, ou chaud et froid, par la vertu desquels les éléments sont mélangés, mais elle est aussi quelque chose d’autre, par quoi la chair est chair.

1675. Ensuite il résout une difficulté au sujet de la conclusion qu’il vise principalement. On a vu en effet que dans la chair et la syllabe il y a quelque chose en dehors des éléments. Or il semble que tout ce qui existe est soit élément, soit composé d’éléments. Si, en conséquence, il faut que le quelque chose qui existe dans la chair ou la syllabe en dehors de leurs éléments soit élément ou fait d’éléments, on rencontre les difficultés suivantes.

1676. Supposons en effet que ce soit un élément, le même argument s’appliquera à cet élément comme aux autres. Car il devra être compté avec les autres. En effet, la chair sera composée de cela, que nous avons dit être en dehors des éléments et que nous supposons maintenant être un élément, ainsi que de feu et de terre. Et comme on a déjà prouvé que dans tout composé qui est un il faut qu’il y ait quelque chose d’autre que les éléments, la même question se posera au sujet de ce quelque chose d’autre : si c’est un élément, la chair sera faite de ce premier élément autre, en plus des éléments, et encore de quelque chose d’autre. On ira ainsi à l’infini, rendant l’explication impossible.

1677. Supposons donc que ce quelque chose d’autre qu’on a trouvé ne soit pas un élément mais un composé d’éléments. Il est clair que ce n’est pas d’un élément unique, mais de plusieurs. Car si ce n’était de plusieurs, mais d’un seul, il s’ensuivrait que ce même élément serait le tout. Ce qui n’est fait que d’eau est en vérité de l’eau. Si donc c’est de plusieurs, on y appliquera le même argument qu’à la chair et à la syllabe : il y aura en lui quelque chose d’autre que les éléments dont il est fait. Et la même question se pose à nouveau. Et on va ainsi à l’infini.

1678. Ensuite (…) il résout la difficulté proposée, en deux temps (…).

D’abord en disant que ce qui dans les composés est autre que les éléments paraîtra au moins sous un premier aspect être quelque chose qui n’est pas composé d’éléments, mais n’est élément qu’en tant que cause que la chose est de la chair ou une syllabe, etc. Et il apparaîtra que c’est là la substance de chaque chose, à savoir ce qu’il lui est donné d’être. Car la substance en tant qu’essence est la cause primordiale de ce qu’une chose est.

1679. Ensuite il corrige la solution précédente sur deux points. D’abord quant à l’affirmation que ce qui dans les composés existe en dehors des éléments est la substance de chaque chose. Car c’est vrai des choses qui sont des substances, mais pas de celles qui n’en sont pas. Car la forme d’une syllabe n’est pas une substance. Ensuite, quant à l’affirmation que cela même n’est élément que comme cause d’être. Car il ne faut pas l’appeler élément, mais principe : l’élément, en effet, relève de la cause matérielle.

1680. Par suite, dit-il, puisque certaines choses ne sont pas des substances, c’est le cas notamment des artéfacts, mais que toutes les choses qui sont naturelles quant à leur être, et par nature quant à leur devenir, sont de véritables substances, il apparaîtra clairement que cette nature qui est l’objet de notre recherche est substance dans certains êtres, les naturels, et non pas dans tous. Et cette nature n’est pas un élément, mais un principe formel. Tandis qu’on appelle élément quelque chose d’inhérent ou d’intrinsèque en quoi une chose se divise comme en sa matière : par exemple les éléments de la syllabe ba sont a, b. Puisque par conséquent le principe susdit n’est pas matériel mais formel, il ne sera pas élément. On voit ainsi à la fois quel principe est la substance, et qu’il n’est ni élément ni fait d’éléments. La difficulté est ainsi résolue.

 

 

Tableau récapitulatif

 

 

 

Première distinction : l’agrégat et le tout

 

 

AGRÉGAT

 

 

TOUT

 

Unité accidentelle résultant d’une

sommation de parties :

 

 

Unité réelle résultant d’une

organisation des parties :

 

 

actuellement séparées :

tas.

 

 

potentiellement séparées :

liquide.

 

syllabe, maison, organisme.

 

 

 

Deuxième distinction : les éléments et la forme

 

 

ÉLÉMENTS

         

 

FORME

 

Entités séparables dont une chose est faite :

« cause matérielle » ou matière.

 

 

Principe d’unité d’un tout organisé ;

ne peut, comme tel, être un élément

s’ajoutant aux autres.

 

 

Troisième distinction : êtres substantiels et êtres non-substantiels

 

 

SUBSTANTIELS

 

NON-SUBSTANTIELS

 

Composés naturels

(inertes ou animés).

 

 

Composés artificiels

dans lesquels la forme est imposée de l’extérieur

par l’art humain aux éléments composants ;

composés comme tels accidentels,

simples analogues,

de par leur caractère organisé,

des substances naturelles.

 

 

 

1 Physique, I, 6-9.