Aristote - Physique et méthode

Aristote – Physique, I, 1.

 

     La deuxième partie du chapitre (184a 16-b 14) modifie sa perspective initiale : elle ne se place plus au point de vue de la définition générale de la science envisagée comme connaissance constituée, en possession de ses principes et de ses conclusions, mais au point de vue de la marche à suivre pour atteindre une telle connaissance.

     Passage assez problématique dans sa formulation, dont on peut se demander d’une part s’il ne concerne que la science de la nature, et d’autre part s’il est pleinement cohérent avec d’autres propositions épistémologiques d’Aristote.

     Aristote énonce ici un principe épistémologique qui peut apparaître comme une évidence logique parce qu'il s’ensuit directement de ce qu’on a dit de la connaissance scientifique. Celle-ci consiste en effet essentiellement à acquérir une connaissance qu’on ne possédait pas initialement : on finit par connaître la vérité d’une conclusion dont on ne savait pas d’abord si elle était vraie, ni pourquoi. C’est ce qui fait écrire à Aristote que « tout enseignement (didaskalia) ou tout apprentissage (mathèsis) relevant de la raison (dianoètikè) se fait à partir d’une connaissance préexistante » (Seconds Analytiques, I, 1, début). On ne peut connaître du nouveau qu’à partir de ce qu’on connaît déjà, l’acquisition consistant à étendre la connaissance à de nouveaux objets. Il faut donc qu’une connaissance préalable, et à ce titre, antérieure, fasse connaître autre chose : on passe donc de ce qui est plus connu à ce qui l’est moins, car en toute logique, seul le premier peut faire connaître le second.

     La théorie du syllogisme et, plus précisément, de la démonstration donne une illustration de ce principe : Aristote dit que les prémisses ne peuvent faire connaître la conclusion qu’à la condition d’être plus connues qu’elle. C'est pourquoi la science doit disposer de prémisses premières, soit de principes, qui soient plus connus que les conclusions qu’on en tire, autrement dit, qui puissent être connus indépendamment de ces conclusions, alors que la science de celles-ci n’est pas possible sans la connaissance des principes.

     Aller du plus connu au moins connu peut donc apparaître comme une évidence épistémologique tout à fait générale.

     Aristote la précise toutefois en y introduisant une distinction à laquelle il recourt dans de nombreux textes : « ce qui est plus connu (gnôrimôtérôn) et plus clair (saphéstérôn) pour nous (hèmin) » n’est pas « ce qui est plus clair et plus connu par nature (phuseï) : car ce ne sont pas les mêmes choses qui sont plus connues pour nous et absolument ». Le terme gnôrimon peut aussi être rendu par « connaissable » : il sert à désigner ce qui est familier ou notoire.

     D’après les Seconds Analytiques (I, 2), « ce qui est antérieur (protéra) et plus connu s’entend de deux manières, car ce n’est pas la même chose qui est plus connue par nature et plus connue pour nous » (71b 33). L’Éthique à Nicomaque (I, 2, 1095b 2) enseigne de même qu’« il faut commencer par le plus connu, mais cela s’entend en deux sens : il y a ce qui l’est pour nous, et ce qui l’est absolument (haplôs). Il faut donc sans doute commencer par ce qui est plus connu pour nous ».

     On peut noter qu’Aristote emploie comme des synonymes les expressions « par nature (phuseï) » et « absolument (haplôs) », en les opposant toutes deux à « pour nous ». La deuxième expression paraît bien signifier l’idée d’une cognoscibilité indépendante de notre propre rapport à la connaissance, mais cela n’a encore rien à voir avec une opposition de type kantien entre ce qui est en soi - la chose - et ce qui est pour nous - le phénomène -, même si on peut voir dans l’opposition kantienne une réinterprétation de la distinction aristotélicienne.

     Celle-ci paraît résulter de la prise de conscience que la démarche humaine de connaissance, telle que la présente le début de la Métaphysique, a comporté une sorte de renversement.

     Aristote enseigne en effet que toute notre connaissance, y compris notre science, est d’origine sensible : elle s’enracine dans un type d’appréhension des choses que nous avons en commun avec les bêtes. C'est pourquoi il identifie le plus connaissable pour nous à ce qui l’est par le moyen de la sensation : « J’appelle antérieures et plus connues pour nous les choses qui sont plus proches de la sensation, et absolument celles qui en sont le plus éloignées » (Seconds Analytiques, I, 2, 72a).

     Ce que nous appréhendons en premier, c’est le sensible ; c’est donc de lui qu’il nous faut partir, et il est à ce titre pour nous principe de connaissance : car est principe « le meilleur point de départ pour une chose quelconque ; par exemple, pour apprendre (mathéséôs), il ne faut pas, parfois, commencer par ce qui appartient en premier et principalement à la chose (tou pragmatos), mais par ce qui en rend la connaissance plus facile » (Métaphysique, V, 1, 1013a). De même, « on accorde qu’il y a des substances parmi les sensibles, et il convient par conséquent que la recherche porte en premier sur elles ; car il est profitable d’aller vers le plus connu, et, pour tout le monde, apprendre consiste à aller de ce qui est moins connu par nature à ce qui est plus connu » (Métaphysique, VII, 3, 1029a 34). Un passage des Topiques (VI, 4, 141b 5) illustre le propos en termes mathématiques.

     On peut voir là un aspect de l’opposition d’Aristote à l’idéalisme platonicien : le sensible se trouve réhabilité en tant que principe inamissible de la connaissance, et il n’est pas question de partir, comme le voulait Platon au livre VI de sa République, d’un pur intelligible pour tout déduire à partir de lui. Mais ce qui reste fort proche de la pensée de Platon, c’est l’identification du connaissable en soi à ce qui permet d’aller au-delà de la constatation sensible et de donner l’explication intelligible du phénomène : les apparences sensibles deviennent la matière d’une science dès lors qu’elles apparaissent comme les effets nécessaires de propriétés attribuables aux choses, comme dans le cas de l’éclipse.

     On comprend alors en quoi consiste le renversement paradoxal qui caractérise la connaissance humaine : car ce qui était au départ le moins connaissable - le principe intelligible d’explication - devient en fin de compte le plus connu qui permet d’avoir la science de ce qu’on n’avait fait d’abord que constater, éventuellement en s’en étonnant.

     On pourrait soupçonner ici une sorte de circularité inquiétante : le plus connaissable en soi est censé faire connaître ce à partir de quoi on l’a connu. C'est pourquoi Aristote est amené à distinguer deux démarches de connaissance, complémentaires et irréductibles l’une à l’autre. Car la notion du connaissable en soi ne prend sens que par le passage de la connaissance empirique à une connaissance logique, où ce qui est logiquement antérieur, c'est-à-dire en fait plus universel, fait connaître ce qu’on peut en déduire : c’est la démarche déductive de la preuve scientifique, ce qui s’appelle chez Aristote syllogisme démonstratif. Il y aurait cercle si la démarche qui conduit à ces principes devait être elle-même une déduction. C'est pourquoi Aristote appelle « induction (épagôgè) » le passage de ce qui est plus connaissable pour nous - le sensible - à ce qui l’est en soi - l’intelligible, et ce n’est pas de la même manière que le connaissable pour nous nous donne à connaître le connaissable en soi, et que celui-ci nous procure la science de ce que nous pouvons en déduire. Il est clair néanmoins que pour Aristote, l’induction - saisie de l’intelligible à partir du sensible - est la condition de possibilité du syllogisme et de la démonstration en général, donc de toute science et non pas seulement de la science de la nature : « Tout enseignement se fait à partir de connaissances préexistantes, comme on l’a dit dans les Analytiques, soit par induction, soit par syllogisme. L’induction est principe de l’universel (tou katholou), tandis que le syllogisme part des universels. Il y a donc des principes d’où part le syllogisme, dont il n’y a pas syllogisme mais, conséquemment, induction » (Éthique à Nicomaque, VI, 3, 1139b 26).

     « Si un sens vient à faire défaut, nécessairement une science disparaît, qu’il est impossible d’acquérir. Nous n’apprenons, en effet, que par induction ou par démonstration. Or la démonstration se fait à partir de principes universels, et l’induction, de cas particuliers. Mais il est impossible d’acquérir la connaissance des universels autrement que par induction, puisque même ce qu’on appelle les produits de l’abstraction ne peut être rendu accessible que par l’induction, en ce qu’à chaque genre appartiennent, en vertu de sa nature propre, certaines propriétés qui peuvent être traitées comme séparées, même si en fait elles ne le sont pas. Mais induire est impossible à qui n’a pas la sensation : car c’est des cas particuliers qu’il y a sensation ; et il ne peut y en avoir de science, puisqu’on ne peut la tirer d’universels sans induction, ni induire sans la sensation » (Seconds Analytiques, I, 18).

     Il n’y a donc rien ici de semblable au phénoménisme kantien : que nous ne connaissions pas d’abord ce qui est plus connaissable en soi et non pas pour nous ne signifie pas que cet en soi nous reste inaccessible ; la connaissance consiste au contraire à atteindre une essence intelligible des choses qui nous permet de rendre compte de leurs apparences phénoménales. L’essence des choses en tant que fondement de leur phénomène, c’est précisément ce qu’elles sont indépendamment de notre connaissance, comme Platon l’avait opposé aux Sophistes, et c’est cela qui est, en ce sens, connaissable absolument. Ce qui oppose l’aristotélisme tout autant à l’idéalisme platonicien qu’au phénoménisme kantien, c’est l’affirmation que l’intelligible est immanent au sensible, et que c’est donc à partir de celui-ci que l’on peut parvenir à connaître le premier pour expliquer le second.

     Cet aspect majeur du réalisme noétique d’Aristote permet peut-être de comprendre aussi la contradiction apparente, tôt relevée par les commentateurs, entre une proposition du chapitre 1 et les autres passages cités où Aristote invoque le même principe quant à l’ordre à suivre dans la démarche de connaissance.

     Ici en effet, il tire de son principe une conséquence qui, dans sa littéralité, paraît exactement opposée à ce qu’il dit dans les autres textes : « il faut aller des universels (tôn katholou) aux particuliers (ta kath’hékasta) ».

     La difficulté concerne en fait l’interprétation du terme traduit par « universel ». Ce qui est choquant, c’est qu’Aristote l’utilise ici pour désigner ce qui est accessible à la sensation, alors qu’ailleurs il dit que c’est ce qui en est le plus éloigné.

     On peut d’abord rappeler que le terme katholou est formé à partir du substantif holos qui désigne un tout. C'est pourquoi Aristote dit que « l’universel est une sorte de tout (to dé katholou holon ti estin) ». C’est donc en tant que totalité que l’universel est ici envisagé, plutôt que comme prédicat commun, et c’est à ce titre que l’universel est dit « plus connu selon la sensation ».

     La notion de totalité reçoit elle-même une explication : « l’universel comprend plusieurs choses à titre de parties (hôs mérè) », proposition qu’il faut interpréter d’un point de vue logique, en considérant qu’un genre, par exemple le genre figure ou le genre animal, contient en lui-même une multitude d’espèces.

     Thomas d’Aquin s’explique par là l’identification de l’universel comme totalité saisissable par la sensation à ce qui est désigné antérieurement par l’adjectif « confus (sunkéchuména) », et dont Aristote dit que c’est cela qui est « d’abord évident (dêla) et clair (saphê) pour nous ». Thomas commente : « est dit ici confus ce qui contient en soi des choses en puissance et indistinctement ». Plus loin, il ajoute : « Que les universels soient confus, c’est manifeste, car les universels contiennent en eux-mêmes leurs espèces en puissance, et celui qui connaît quelque chose dans l’universel le connaît indistinctement ; mais sa connaissance devient distincte lorsque chacune des choses qui sont contenues en puissance dans l’universel est connue en acte » (Commentaire, n° 7).

     Cette dernière opération s’appelle analyse. Le texte la présente comme une « division (diaïroûsi) » qui a pour terme la saisie des « principes » et des « éléments » des choses appréhendées d’abord de façon globale et indistincte. Le terme d’élément connote clairement l’idée d’une décomposition.

     Ainsi, telle que la présente ici Aristote, la démarche de la science naturelle consiste à partir des totalités confuses données dans la sensation - les données empiriques - pour en dégager la distinction des espèces intelligibles qui s’y trouvent implicitement contenues.

     Deux comparaisons apportent un complément d’explication.

     D’abord le passage du nom à la définition.

     Il n’y a pas de sens à prétendre définir ce qu’on n’a pas d’abord appréhendé comme une unité intelligible, par exemple le cercle, en tant que distinct des autres figures courbes ou rectilignes. Mais il faut une opération supplémentaire pour substituer à ce terme conçu dans son unité un ensemble d’autres termes qui énoncent ce par quoi il se distingue du reste : « celui qui appréhende un nom, par exemple homme ou cercle, ne distingue pas aussitôt les principes définissants » (Thomas, n° 10). La définition du cercle, donnée en Rhétorique, III, 6, est la formulation distincte de l’essence commune à toutes les réalités circulaires, et elle suppose comme telle une analyse qui va au-delà de la seule appréhension de cette essence.

     L’analogie se complète avec l’exemple de la parole enfantine : nous commençons par dénommer confusément les êtres, avant de comprendre que telle appellation est un nom propre et non pas un nom commun.

     Pour en finir avec l’usage équivoque du terme katholou dans ce passage, on peut remarquer deux choses :

1/ Aristote l’emploie à nouveau à la fin du chapitre 5 (189a 5) d’une manière parfaitement conforme à ce qu’il écrit dans les autres œuvres : « l’universel est connu selon la raison, le singulier selon la sensation, car la raison porte sur l’universel, alors que la sensation porte sur le particulier (toû kata méros), par exemple le grand et le petit selon la raison, le rare et le dense selon la sensation ».

2/ Qu’Aristote utilise le terme katholou à propos des sensibles peut s’expliquer par sa thèse majeure selon laquelle l’universel est immanent au sensible et saisi par l’intellect à même ce dernier. À la fin des Seconds Analytiques, Aristote utilise le terme pour désigner l’expérience en tant que source de l’abstraction conceptuelle et de la connaissance scientifique : « C’est de la sensation que vient le souvenir, on l’a dit, et de la fréquence d’un même souvenir l’expérience : car des souvenirs numériquement nombreux font une unique expérience. Et c’est de l’expérience, soit de l’universel tout entier en repos dans l’âme, unité d’une multiplicité de choses, qui se trouve un et identique en elles toutes, que vient le principe de l’art et de la science, de l’art s’il s’agit d’une genèse, de la science s’il s’agit de l’être. Or ces dispositions ne se trouvent pas là sous une forme déterminée, et elles ne dérivent pas non plus d’autres formes supérieures de connaissance (héxéôn gnôstikôtérôn), mais de la sensation, tout comme au combat, en pleine déroute, que l’un s’arrête, et c’est aussi le cas d’un autre, et puis d’un autre, jusqu’à ce qu’ils se remettent en ordre. Et l’âme est faite de telle sorte qu’elle peut être sujette à la même chose (pascheïn touto). Ce qu’on a dit plus haut, mais pas assez clairement, redisons?le. Quand se fixe en effet une unité de choses qui ne diffèrent pas, il y a pour la première fois un universel dans l’âme – car c’est bien le particulier qu’on sent, mais il y a sensation de l’universel, par exemple l’homme, plutôt que l’homme Callias – ; une fixation du même type se reproduit, jusqu’à ce que se fixent les universels indivisibles : ainsi de tel animal jusqu’à l’animal, et dans celui-ci pareillement. Il est donc manifeste que ce qui est premier doit nous être connu par induction (épagôgè) : et en effet, c’est ainsi que la sensation produit l’universel » (II, 19, 100a 3).

 

Michel Nodé-Langlois