Inconséquence du spinozisme ?

            La doctrine de Spinoza comporte une difficulté rarement signalée par ses commentateurs. Il a, on le sait, présenté son Éthique comme « démontrée selon l’ordre géométrique » (sous-titre), parce que c’était pour lui la forme logique adéquate au contenu de l’œuvre, à savoir un monisme ontologique, panthéiste et nécessitariste, dans lequel on « considèr(e) les actions et les appétits humains comme s’il était question de lignes, de surfaces et de solides » (3ème partie, préambule). Ce géométrisme ontologique revient à identifier Dieu, l’unique substance, au tout de l’être, et à penser ce qui n’est pas le tout comme un mode, c’est-à-dire une modification de la substance, censée découler nécessairement de l’essence de celle-ci (voir 1ère partie, prop. XVI). Ce qui était pensé comme une créature dans les métaphysiques antérieures reçoit, chez Spinoza, même s’il utilise encore ce terme, le statut d’un accident de la substance divine, et plus exactement d’un propre, puisque, selon la définition aristotélicienne de ce terme, le propre est un accident qui découle nécessairement de l’essence d’une substance, sans la constituer : ce que la géométrie peut démontrer, ce sont les propriétés des objets qu’elle étudie. Le problème est alors : comment se fait-il que les modes de Dieu soient tous impliqués nécessairement dans son essence sans lui être coéternels ? L’essence de l’être absolument nécessaire ne peut qu’être éternelle, mais il serait logique d’en inférer qu’une réalité sujette au devenir, et comportant par suite une temporalité – étrangère à l’ordre géométrique –, ne saurait découler nécessairement de l’essence d’une substance éternelle : les propriétés du triangle, même si elles sont connues postérieurement à sa définition, et moyennant leur démonstration, ont une vérité strictement concomitante à celle de leur principe, puisque la démonstration consiste à montrer que celui-ci ne peut pas être vrai sans que celles-là le soient aussi. C’est sans doute cette contradiction qui a fait dire à Hegel qu’on ne pouvait, comme il le voulait lui-même, être spinoziste jusqu’au bout sans renoncer au principe de contradiction – ce qui est le cas de sa métaphysique dialectique, mais eût été pour Spinoza le comble de l’absurdité. Le seul moyen d’échapper à cette contradiction paraît être de nier la nécessité du lien de dépendance entre l’éternel et le temporel, soit de récuser l’anti-créationnisme métaphysique de Spinoza.

            Hegel n’a pas trouvé d’autre moyen de penser le devenir et sa temporalité non seulement comme une réalité, mais comme toute la réalité, soit l’absolu lui-même. Autrement en effet, il doit apparaître que le nécessitarisme spinoziste ne peut qu’aboutir, comme dans l’ontologie de Parménide, à faire voir une pure apparence dans le fait que les modes nécessaires de l’unique substance absolue ne se présentent pas avec l’éternité de celle-ci, mais déploient dans une successivité la manière dont ils s’ensuivent d’elle. On ne peut toutefois manquer d’éprouver quelque gêne à l’idée que la laborieuse édification du système de l’Éthique, que d’aucuns considèrent comme la culmination de la rationalité philosophique et la consécration de la pensée moderne, ne peut aller au bout d’elle-même sans ramener à un monisme présocratique, en dépit des contradictions qu’il présentait, lesquelles n’ont pas échappé à Gorgias1, et des puissantes avancées conceptuelles que les réfutations de ce dernier ont provoquées dans l’œuvre des fondateurs de la métaphysique : Platon et Aristote. Celui-ci, plus que son maître, fut le premier artisan d’une doctrine capable de penser la réalité du devenir sans renoncer au principe de contradiction, mais moyennant un pluralisme ontologique qui professait notamment la séparation de l’être premier, celui « dont la substance est acte (énergéïa) »2, et de ceux dont il est le principe, tous mixtes d’acte et de puissance, d’effectivité et de potentialité.

            Aristote ignorait la notion métaphysique de création, fruit de l’intelligence des Écritures juives. Mais le chorismos qu’il reconnaissait entre la divinité et le monde avait évidemment de quoi s’accorder au créationnisme d’inspiration biblique, en même temps que d’éviter la contradiction à laquelle le monisme spinoziste est voué. On peut d’ailleurs se demander si ce dernier ne révèle pas une difficulté inhérente à toute forme d’émanatisme nécessitariste d’inspiration néoplatonicienne. On sait que ce fut là un point majeur de débat au sein de la pensée musulmane. Si Avicenne et Averroès ont penché pour un tel émanatisme, celui-ci les mettait en conflit avec ceux, tels les ash’arites, pour qui l’homme doit avant tout « chercher à raisonner sainement pour se convaincre de la contingence du monde »3. Pour ceux-là, comme plus tard pour Thomas d’Aquin, l’affirmation de la création était un philosophème résultant d’un bon usage de la raison, et non pas seulement un dogme énoncé sur la foi d’une Écriture sacrée.

 

Michel Nodé-Langlois

 

1 Hegel a donné au sophisme de Gorgias, en dépit de sa réfutation aristotélicienne, le rang de premier principe de la métaphysique.

2 Aristote, Métaphysique, Livre XII (L).

3 Juwaynî, Kitâb al-Irshâd, éd. M.Y. Mûsa             et ‘A. Abd al-Hamîd, Le Caire, 1950, p.3, cité par Dominique Urvoy, Averroès, Paris, Flammarion 1998, p.198.