Rêve de Noël

 

Rêve de Noël

 

Conte inédit en mémoire d’une célèbre musique

 

 

Ouverture miniature (pianos)

 

Petits et grands enfants que nous sommes, rêvons un peu !

Rêvons qu’aujourd’hui est le jour que nous aimons tellement : le 24 décembre, la veille de Noël, ce soir où nous imaginons – les grands comme les petits, les grands autant sinon plus que les petits – les cadeaux tant désirés que le lendemain nous apportera.

Rêvons que nous rêvons à ce moment où chacun à son tour défera les emballages, sous les yeux attendris ou envieux de tous les autres.

Chacune de nous est une petite fille aux boucles blondes ou aux tresses châtain, chacun de nous un petit garçon dormant tout habillé dans son plus beau costume, pour gagner du temps au réveil.

Le sommeil enfin l’a emporté sur notre excitation. Mais voici que nos cadeaux, au lieu de nous attendre, nous précèdent, et s’animent avant l’heure.

Je vois le château-fort Play-mobil que j’ai acheté pour mon petit-fils. Je crèverais de jalousie si j’étais éveillé, à l’idée que c’est lui, et non pas moi, qui va jouer avec. Mais voilà : je rêve et, pour l’instant, c’est moi qui vais y pénétrer, entouré par l’armée des chevaliers en armure qui doivent le peupler et le défendre.

Nous avançons en colonne, au pas de nos chevaux caparaçonnés. Nous rejoignons notre prince pour assurer sa protection.

Le pont-levis est abaissé. La herse est relevée.

Passant entre les deux tourelles de la poterne d’entrée, nous pénétrons dans la grande cour au son d’une marche qui, de l’intérieur, nous salue.

 

Marche (pianos)

 

Une fois entrés, nous mettons pied-à-terre, nous attendant à voir paraître le prince sur le seuil du donjon, afin de recevoir notre hommage.

Il se fait un peu attendre : quoi de plus normal ? Mais lorsqu’enfin la lourde porte de la tour s’ouvre, tout en haut de l’escalier monumental, ô surprise !, ce n’est pas un prince qui apparaît.

La personne qui se présente à nous est vêtue d’une robe d’un blanc éclatant aux reflets bleutés. Son visage est comme porté par un grand col ouvert telle une fleur d’arum, prolongé vers l’arrière par une cape qui se termine en longue traîne, dont l’extrémité est encore à l’intérieur du donjon quand cette mystérieuse créature arrive au bord de la plus haute marche.

Impressionnés par cette apparition, nous ployons le genou pour honorer celle que nous n’attendions pas, avec l’espoir qu’un mot d’accueil nous fasse savoir qui elle est, et peut-être nous rassure un peu.

Au lieu de quoi, sans un mot, la personne dégrafe son grand col, fait glisser la cape par-dessus ses épaules, et la laisse ramasser par des servantes qui suivaient à peu de distance.

Puis, contre toute attente, nous la voyons se dresser sur la pointe de ses pieds menus, lever les bras jusqu’à leur faire former, en joignant ses mains, un bel ovale autour de son visage, et, sans être aucunement gênée par sa robe lumineuse, entamer en solo, en haut des marches, un pas de danse qui nous laisse bouche bée.

 

Danse de la Fée-Dragée (pianos)

 

Ce fut comme un enchantement.

Nous étions emportés à en perdre la tête dans le tourbillon des volutes que les pas de la danseuse imprimaient à sa robe.

Aucun d’entre nous, genou à terre, n’avait bougé, mais notre impatience n’en était que plus grande de savoir qui nous accueillait ainsi, et à qui nous rendions hommage.

Comme c’est moi qui rêvais, il me revint évidemment, une fois la danse finie, la danseuse ployée jusqu’au sol en une admirable révérence, de m’adresser humblement à elle pour lui demander qui elle était.

Et voici que, redressant son buste tout en restant assise sur ses jambes croisées, elle me dit d’une voix à la fois douce, claire, et impérieuse : « Je suis une fée ».

Mon rêve m’avait ainsi emmené dans ce pays auquel beaucoup ne veulent plus croire – les niais !

Encouragé par la voix mystérieuse, je m’enhardis et demandai son nom à celle qui m’avait si aimablement répondu.

« Je m’appelle Dragée, me dit-elle. Je suis la Fée-Dragée ».

La fête commençait bien, tant était savoureuse la friandise que ce nom m’évoquait. Et comme la Fée-Dragée se relevait, toujours avec la même grâce, je me précipitai en haut des marches pour lui offrir ma main.

Loin de me repousser, elle m’entraîna à l’intérieur du donjon, devenu soudain un palais rutilant d’or et de lumière.

Encore tout envoûté par sa danse, je brûlais d’envie de lui demander où et comment elle avait acquis un tel art.

Sans doute lisait-elle dans mes pensées… Mais, pour toute réponse, elle serra ma main sans prononcer une parole, et m’entraîna dans un vol rapide au-dessus des terres et par-delà les mers, jusque dans les pays dont les danses avaient nourri la sienne.

La première des contrées qu’elle me fit visiter fut la Russie, où l’on danse, entre autres le Trepak, plutôt endiablé.

 

Danse russe « Trepak » (pianos)

 

J’étais parti dans mon rêve comme un chevalier du Moyen Âge. Je me prenais maintenant pour un cosaque, et j’en avais mal aux jambes de m’imaginer à croupetons, jetant alternativement vers l’avant mon pied droit et mon pied gauche, alourdis par des bottes de cuir…

Je voyais bien que, de cette danse plutôt guerrière, la Fée-Dragée avait surtout retenu l’agilité et la virtuosité, en oubliant ce qu’elle comporte d’un peu violent et mécanique.

La sienne vous emportait avec tout autant de puissance que celle des farouches guerriers russes. Mais la Fée-Dragée savait bien qu’elle n’avait qu’incomplètement répondu à ma question muette, car sa danse comportait aussi, tout à l’opposé de la danse russe, une mystérieuse douceur qui vous invitait à la méditation.

Sans doute était-ce cette douceur qui nous avait tous tenus immobiles, genou fléchi, dans la cour du château.

D’où venait cette puissance qui ne réside pas dans la force agressive, mais provient plutôt du recueillement le plus intérieur, celui du sage, qui médite plutôt que de chercher à combattre ?

D’où venait cette paix, cette tranquillité paisible que la fée nous avait communiquée, tout en ne cessant d’évoluer vivement sur le perron qui lui servait de scène ?

Pour répondre à nouveau à ma secrète demande, elle m’entraîna vers le sud, dans ce qui est peut-être le lieu le plus propice à la méditation, parce qu’on n’y rencontre à peu près rien ni personne, et qu’on n’y entend que le bruit du vent sur un espace déroulé à perte de vue, dans la lumière explosive du jour, ou sous le bleu du ciel de nuit illuminé par la Lune et les étoiles.

Quittant la Russie, je m’envolai encore avec la Fée-Dragée vers l’Orient proche, et son désert.

 

Danse arabe (pianos)

 

C’est sans doute en rêvant dans le désert d’Arabie, plus encore qu’en observant ses habitants, que la Fée-Dragée avait pu comprendre leur danse, et en retenir quelque chose pour la sienne.

En m’observant, elle dut croire que j’étais tout près de vouloir rester au désert, perdu dans mes pensées, fasciné par cette étendue infinie de ciel, de lumière et de sable…

Ce n’était pas possible ! Demain, c’était Noël : il ne fallait pas manquer la fête, et la Fée-Dragée avait encore tant de choses à me faire découvrir pour que je comprenne tout à fait qui elle était !

Elle m’arracha presque brutalement à ma rêverie en m’empoignant une nouvelle fois, et m’entraîna non plus vers le sud mais vers l’est, vers cet Orient extrême, cette Chine dont nous admirons aussi les leçons de sagesse, mais dont elle me montra un visage plus souriant que sérieux, presque comique, sans doute pour me dérider, et me faire gaîment redescendre des hauteurs de ma méditation.

 

Danse chinoise (pianos)

 

La Fée-Dragée ne manquait sans doute pas d’humour, voire d’une pointe d’ironie, car la danse chinoise qu’elle m’avait donnée à voir était, vous l’aurez remarqué, assez grotesque, presque ridicule.

Par la suite, je crus même un instant que la fée voulait me persuader que rien ne lui plaisait tant que les danses un peu gauches. Je ne saurais dire où elle m’emmena en me faisant quitter la Chine, mais ce fut pour me montrer une danse encore plus lourdaude que la danse chinoise, une danse si peu distinguée qu’on l’appelle simplement la « Danse des Mirlitons ».

Vous savez bien ce qu’est un mirliton : ce petit instrument de musique qui siffle comme une flûte très aiguë [le récitant souffle dans le larigot qu’il a tiré de sa poche], ou qui rend un son grinçant et nasillard, à cause de la membrane que l’on a insérée dans son tube [même jeu avec un sifflet de réveillon].

Peut-être la Fée-Dragée voulait-elle me rappeler que nous étions la veille de Noël, même si c’est plutôt pour fêter le Nouvel An que l’on sort les mirlitons…

 

Danse des mirlitons (pianos)

 

J’étais un peu perplexe. Je ne comprenais plus très bien ce qui m’arrivait.

Qu’est-ce que la Fée-Dragée avait voulu me dire, en m’entraînant si loin pour me donner à voir tant de danses, diverses au point d’être opposées ?

La sienne les renfermait toutes, sans se confondre avec aucune : j’y avais vu la vivacité russe, la profondeur de l’Arabie, le sourire de la Chine, et la gaîté bon enfant des soirs de réveillon, le tout transfiguré par les ondulations de sa robe, ses voltes et ses virevoltes, ses sauts, ses révérences, et ses contorsions.

Voyant que je n’osais plus rien lui demander, la bonne fée me reprit la main, et encore une fois m’enleva pour me conduire en un lieu dont je ne saurais non plus indiquer où il se trouve.

 Je puis seulement dire qu’il s’agissait d’un jardin – ce que les Grecs, dans leur langue, appellent un « paradis ».

Celui-ci en était un, car il offrait à la vue toutes les fleurs de la création, en des champs ou des massifs qui s’étendaient aussi loin, et indéfiniment, que tout à l’heure le désert.

J’étais dans le Jardin des Fées, ébloui par la beauté multicolore des fleurs. Des quelques-unes, bien peu à vrai dire, que je reconnaissais : roses, tulipes, œillets, marguerites, bleuets, gentianes, coquelicots… Et de toutes celles, bien plus nombreuses et souvent bien plus extraordinaires, que je découvrais sans en connaître le nom.

C’est alors que ma bonne fée me révéla une sorte de secret :

« Dragée n’est qu’un surnom, me dit-elle. On me le donne parce que les petits enfants m’aiment bien, et que je suis de toutes les fêtes.

« Mon vrai nom commence aussi par la lettre D : je suis la Déesse de la Danse. C’est moi qui fais graviter les astres dans le ciel, et tournoyer les nébuleuses. C’est moi qui fais danser les mondes, de l’infiniment grand à l’infiniment petit.

« Mais ce que je peux faire danser de plus beau, ce sont les fleurs. Chacune d’elle représente l’une des innombrables beautés que le monde renferme, et qui ne demandent qu’à être aimées, pourvu qu’on sache les apercevoir, et les contempler amoureusement.

« Partout où je t’ai emmené, il y a de telles beautés, mais il n’y a pas toujours des yeux pour les remarquer.

« Ma danse voudrait les faire apparaître dans toute leur splendeur et avec tous leurs charmes, afin qu’au lieu de s’opposer, elles finissent par former un immense cortège, une magnifique symphonie de couleurs et de mouvements, pour la joie de tous et de toutes ».

Alors la Fée-Dragée – que je savais maintenant être la Déesse de la Danse, la Beauté qui fait tourner l’univers – se dressa. Elle tendit les mains vers les fleurs de son jardin féérique, et les entraîna dans une valse enivrante et folle, dont je crus bien, un moment, devoir ne jamais me réveiller.

 

Valse des fleurs (pianos)

 

 

     Ce conte fut écrit pour la session 2014 des Estivales de Megève (Haute-Savoie, France) et donné sur scène par l'auteur avec les pianistes Lidia Nochovska et Jeong-Heum Yeon, qui jouaient la version pour deux pianos de danses extraites du ballet Casse-noisette de P.I. Tchaïkovsky. L'histoire était illustrée par des images projetées en fond de scène.