Scènes d'enfants

Pour les Kinderszenen op. 15 de Robert Schumann

 

 I. Vom fremden Ländern und Menschen (De l’étranger)

Vers vous, terres des peuples étrangers,

Au loin j’aspire à partir en voyage,

Ouïr vos chants et savoir vos usages,

Puis revenir l’âme et les yeux comblés.

En attendant, je vais tourner les pages

De l’album de mon rêve aux mille images,

Et, pour de bon, voyager sans bouger !

 

II. Curiose Geschichte (Histoire singulière)

Mon rêve m’a fait vivre une curieuse histoire…

Un lutin gris, qui sautillait de-ci de-là,

Est venu près de moi me demander à boire.

Puis il m’a entraîné, s’accrochant à mon bras,

Malgré moi, tout au fond d’une forêt très noire.

Et s’arrêtant soudain, voici qu’il me déclare :

« Lutin ici tu es : lutin tu resteras ! »

 

III. Hasche-Mann (Colin-maillard)

Bientôt, autour de moi, de tout côté surgissent

Mille autres lutins gris, des jeunes et des vieux !

À leur air souriant, je les crois sans malice,

Quand, me sautant au cou, ils me bandent les yeux.

Je crains une agression : mes cheveux se hérissent…

À l’oreille pourtant mon agresseur me glisse :

« Colin-maillard… » Ils voulaient m’associer à leurs jeux !

 

IV. Bittendes Kind (Enfant suppliant)

Or moi, n’y voyant rien, je ne pouvais du tout

Croire que l’on voulait seulement se distraire.

La crainte sans tarder me fit mettre à genoux,

Et je les suppliai – « Pitié ! » – de ne me faire

Aucun mal, comme si une meute de loups

M’encerclait, ou sinon  – qui sait ? – : de loups-garous !

Comment pourraient-ils bien exaucer ma prière ?

 

V. Glückes genug (Bonheur parfait)

Vous imaginez le parfait bonheur

Que j’éprouvai à les entendre rire,

Et puis me persuader, tous en chœur,

Qu’ils ne voulaient rien que je ne désire –

Parce que rien ne saurait combler un cœur

Sinon pouvoir, sans avoir à le dire,

De l’amitié partager la douceur.

 

VI. Wichtige Begebenheit (Important événement)

Alors, les yeux toujours couverts, mais tête haute,

J’entre dans leur cortège et je les suis tout droit.

Ils m’emmènent grimper tout en haut d’une côte,

Où se dresse, massif, le palais de leur roi.

Et moi, tout à ma joie, de-ci de-là je saute,

Sans rien voir toutefois jusqu’à ce que l’on ôte

Le bandeau de mes yeux. Mais là, je reste coi.

 

VII. Traümerei (Rêverie)

On ne saurait toujours courir à l’aventure :

Il faut savoir aussi s’asseoir, et méditer,

Revoir au fond de soi, en réglant leur allure,

Les scènes aperçues et les endroits rêvés.

Ces moments de bonheur, on voudrait tant qu’ils durent :

Un récit qu’on pourrait dérouler sans conclure,

Pour sans fin sur son air se laisser emporter…

 

VIII. Am Camin (Au coin du feu)

Aux portes du palais j’étais resté béat.

Mes amis les lutins m’ont tiré de mon rêve

Et conduit avec eux à l’assemblée du Roi.

Me voyant approcher, ô surprise !, il se lève,

Me mène au coin du feu et s’assoit près de moi,

Puis me dit doucement, percevant mon émoi :

« La hauteur avilit. L’humilité élève. »

 

IX. Ritter vom Steckenpferd (Chevalier au cheval de bois)

« La Terre des Lutins ne t’est plus étrangère :

Dès lors, me dit le Roi, apprends quelle est sa loi.

Les hommes ont dressé les chevaux pour la guerre,

Mais le Roi des Lutins n’a qu’un cheval de bois.

Chevaucher au combat ne le concerne guère,

Ni conquérir, semant la mort, la terre entière.

Jouer et vivre en paix, voilà tout son état ! »

 

X. Fast zu ernst (Presque trop sérieux)

« Sire, permettez-moi de vous dire mes doutes :

Suffit-il de jouer pour qu’au monde la paix

Vienne durablement, et que dès lors, en toute

Circonstance, jamais on n’ait à guerroyer ? »

Le Roi semblait distrait, mais me dit : « Je t’écoute.

Je crois que tes questions sont d’un homme sans doute

Trop sérieux, qui ne sait d’où provient la vraie paix ».

 

XI. Fürchtenmachen (Croquemitaine)

Mon rêve tout soudain redevint bien étrange,

Et je ne sais si je saurai vous raconter

L’épisode inouï qu’il me fit contempler :

Le combat prodigieux des dragons et des anges.

Ceux-ci me rassuraient. Les autres m’effrayaient.

Je voulais fuir des combattants l’affreux mélange,

Mais rien n’y fit : je ne pouvais me réveiller !

 

XII. Kind im Einschlummern (Enfant qui s’endort)

« Si tu veux retrouver la source de la paix,

Il te faut, dit le Roi, te tourner vers l’enfance.

Vois l’enfant qui s’endort, vois ses yeux se fermer,

Regarde-le sans bruit sombrer dans la confiance.

« S’endormir, c’est un peu mourir », disent les niais.

En vérité, c’est simplement s’abandonner,

Et du soir au matin cultiver l’Espérance. »

 

XIII. Der Dichter spricht (Le Poète parle)

D’un rêve faut-il donc jamais se réveiller ?

« Jamais ! » dit le Poète, aimant l’enfant qui rêve,

L’homme-enfant qui s’endort, avide d’une paix

Que le jour il poursuit d’une quête sans trêve,

Et pourtant trop souvent sans jamais la trouver.

Mes Lutins et leur Roi, oh, comme je voudrais

Que jamais, oui, jamais leur conte ne s’achève !

 

Michel Nodé-Langlois

 

     Ces poèmes furent écrits pour le concert "familles" de la session 2015 des Estivales de Megève (Haute-Savoie, France), ses strophes dites par l'auteur en alternance avec les pièces du cycle de Schumann jouées par le pianiste coréen Jeong-Heum Yeon, et illustrées par des images projetées en fond de scène.