Le Joueur de flûte de Hamelin

 

 

Avertissement

 

     La légende du charmeur de rats était déjà connue des Anciens, puisque Platon la cite, et fait de ce personnage un analogue du philosophe.

     Samivel se l’est appropriée, sous la forme d’un conte médiéval qu’il rédigea et illustra d’une manière savoureuse.

     La présente version, écrite pour la première édition des Estivales de Megève, veut être un hommage à ce grand montagnard, poète et peintre, en même temps qu’à ma sœur Chantal Morhain (1938-1997), qui, dans les années 1950, mit en scène le texte de Samivel avec ses louveteaux.

        À Vaurmaret, le 20 juillet 2010,

         en la fête de saint Élie.

 

Créé le 30 juillet 2010

à Megève,

sur l’amphithéâtre de l’Office du Tourisme

 

Distribution :

Récitante : Dorothée Nodé-Langlois

Son : Lucie Onillon

Le père Jakob: Luca Bizzozzero

Le bourgmestre (rôle muet) : Sébastien Leboisne

Le joueur de flûte (rôle muet, mais musical) : Michel Nodé-Langlois

Les rats

Les enfants, entraînés pour le finale par Aymeric et Raphaël Déplace

 

                   

[Ouverture : musique médiévale de style allègre – P.1 : Jordi Savall, 32 s.]

 

Chers enfants, chers parents,

 

Je vais vous parler d’une ville que vous ne connaissez sans doute pas, une petite ville de Saxe, un peu perdue au fin fond de l’Allemagne. Une petite ville du nom de Hamelin. Vous ne la connaissez pas, mais quand vous m’aurez entendue, vous aurez sûrement envie de vous y rendre – les enfants surtout ; les parents peut-être un peu moins…

L’histoire que je vais vous raconter s’est déroulée il y a bien longtemps, à l’époque où la nation allemande n’existait pas encore.

Hamelin était une bonne petite ville, bien protégée par ses tours et ses remparts contre les bandes de brigands qui parcouraient le pays en quête de pillages.

La ville était traversée par la rivière Weser, sur laquelle les habitants avaient construit un joli pont, dont ils étaient très fiers

Ils étaient très fiers aussi de leur église, dont le clocher pointait vers le ciel comme une flèche ; et l’on aurait pu croire qu’ils étaient très pieux, tant cette église contenait de statues de saints. À cette époque, où les maîtres d’école s’intéressaient encore aux saints, celui de la ville en avait compté plus d’une centaine, et le maire, qu’ils appelaient leur bourgmestre, comme aujourd’hui en Belgique, prétendait que le maître d’école ne savait pas compter, ou peut-être n’y voyait plus très bien, et qu’il y en avait beaucoup plus.

Pourtant, comme c’est souvent le cas entre villes voisines, les habitants de Minden] et de Buckenbourg, toutes proches de Hamelin, se disaient souvent l’un à l’autre, avec un sourire entendu, qu’à Hamelin il y avait sûrement plus de saucisses que de saints.

C’est que les Hamelinois étaient grands amateurs de charcutailles, dont ils faisaient bombance à toute occasion, au point que leur curé, le père Jakob, ne manquait pas de le leur reprocher avec véhémence au cours de ses homélies du dimanche :

« Comme il est écrit dans l’Évangile, il conviendrait, mes frères, de vous convertir. Et pour vous, la conversion ne serait pas de devenir chrétiens, puisque vous l’êtes déjà, ni de vous montrer plus généreux quand on vous fait la quête, mais surtout de devenir plus frugaux, et moins gras. Ce n’est pas avec des andouilles, andouillettes, boudins blancs et noirs, bâtons de berger, rosettes, salamis, et autres pâtés avec ou sans croûte, que vous ferez votre salut. Et je ne parle pas des poulardes et dindes farcies : si encore vous attendiez Noël ou le Nouvel An… On en sent le fumet en plein carême !

Mes frères, le grand saint Paul disait des païens que ‘‘leur dieu, c’est leur ventre’’. Mais en quoi différez-vous de ces païens, vous qui vous empiffrez l’année durant, pendant que tant d’autres de par le monde, bons chrétiens ou non, n’ont presque rien à se mettre sous la dent ?

Mes frères, ce n’est certes pas là cette charité qu’est venue nous enseigner Notre-Seigneur, et il serait bien juste qu’un malheur vienne vous faire réfléchir, et vous inciter à adopter une vie plus juste, et aussi plus saine : gonflez vos âmes d’amour et de compassion, plutôt que de gonfler vos panses, et d’arrondir vos bedaines jusqu’à ressembler à des tonneaux ventrus ! »

Ainsi tempêtait chaque dimanche le père , mais rien n’y faisait : avec le temps, ses prêches perdaient de leur force, car ils étaient devenus aussi habituels que la gloutonnerie de ceux à qui ils s’adressaient. Lassés autant qu’ils étaient gourmands, ces derniers ne l’écoutaient plus.

[Musique, toujours gaillarde – P.2 : Boccherini, 27 s.]

Mais comme dit le proverbe, on est souvent « puni par où l’on a péché ».

Vous savez combien le parfum d’une bonne grillade au barbecue met l’eau à la bouche. Les Hamelinois auraient pu craindre que celui de leurs festins, ou plutôt de leur préparation, n’attire la convoitise de ceux qui passaient à proximité de leur ville. Ils n’avaient cependant jamais subi d’agression pour cette raison, et ils accueillaient même volontiers les buveurs et autres ripailleurs venus de l’extérieur. Plus on est de goinfres, plus on rit…

[…]

En l’an de grâce mille deux-cent quatre-vingt trois – il y a plus de sept-cents ans –, les dernières semaines de décembre étaient comme chaque année consacrées à la préparation de Noël. Et comme toujours, à Hamelin, cette fête d’un Sauveur venu au monde dans la pauvreté et le dénuement les plus extrêmes était l’occasion de dépenses culinaires et gastronomiques considérables.

La chose était bien sûr à son comble la veille de Noël. Ce jour-là les rôtissoires donnaient à plein, et Friedrich Krobs, le guetteur de la ville, essayait de consoler sa solitude, en haut de sa tour, en humant le parfum des préparations qui mijotaient à ses pieds.

C’était un moyen comme un autre d’oublier le froid qui s’était installé depuis déjà plusieurs semaines, amenant une neige abondante qui recouvrait la campagne alentour d’un grand manteau blanc. La Weser avait gelé, offrant aux habitants de la ville une patinoire naturelle et gratuite, sur laquelle les enfants ne manquaient pas d’aller glisser, sous l’œil attentif de leurs mères.

Le vieux Krobs était dispensé de messe de minuit pour assurer le guet, et donc aussi de l’obligation d’entendre le sermon du père . Il serait sans doute ce soir-là moins rabat-joie que d’habitude : car le père  ne manquait pas de rejoindre ses paroissiens pour réveillonner, et certains apporteraient à Krobs quelques friandises qui lui permettraient de profiter un peu de la fête.

La nuit était claire. Le ciel étoilé et surtout la Lune répandaient une lumière que la neige amplifiait en la réverbérant.

C’est pourquoi Krobs aperçut fort bien, malgré la distance, un phénomène aussi inattendu qu’inhabituel. Depuis les limites de la plaine enneigée, il voyait une sorte de ruban noir s’avancer, comme un nouveau cours d’eau jusque-là inexistant, et tranchant nettement sur l’étendue blanche qui l’environnait.

[ P.3 : Beethoven, Symphonie n° 7, 33 s.]

Il n’était pas possible, de si loin, d’identifier exactement de quoi il s’agissait. C’était trop compact, et trop uniforme, pour être une troupe d’hommes, une bande ou une armée.

Trop bas aussi. Le phénomène allait à ras de terre. [Courte pause]

« À ras… » se dit Krobs, en commençant à se douter de quelque chose, qui lui causait une certaine frayeur. Il se pencha en se frottant les yeux, pour discerner dans la clarté nocturne ce que pouvait bien être ce fleuve noir.

Il avait entendu quelques récits venus des Terres nordiques, où vivent de charmants petits rongeurs dénommés lemmings. On racontait que, périodiquement, ces petits animaux, devenant trop nombreux, partent en troupes immenses et, au terme d’une course folle, finissent par se jeter dans la mer et s’y noyer.

Hamelin n’était pas au pays des lemmings, et la mer était loin, mais Friedrich Krobs n’en pensa pas moins à ce qu’il avait entendu dire de leur étrange comportement.

Et pendant qu’il se faisait ces réflexions, le ruban noir progressait et grossissait, se dirigeant tout droit vers l’entrée de la ville…

[Les rats commencent, jusque-là dissimulés sur la partie extérieure du pont, le passent, tirés depuis l’escalier opposé, et commencent d’entrer en scène – P.4, 15 s.]

… toujours au ras du sol.

[Les rats continuent d’avancer, traversant la scène vers la porte de la ville]

Et soudain ce fut comme une évidence : il ne s’agissait pas cette fois d’une bande de pillards que les murailles arrêteraient, mais d’une troupe bien plus redoutable qui saurait s’introduire dans la ville par les moindres passages.

Des rats ! C’était des rats, une foule innombrable de rats, noirs pour la plupart, et pour certains plus clairs, ce que Friedrich Krobs pouvait discerner maintenant qu’ils s’étaient rapprochés de la ville et devenaient visibles à l’œil nu dans cette nuit d’hiver.

Krobs ne fit ni une ni deux, et empoigna la corde du tocsin pour donner l’alarme.

[Sonnerie de cloche]

Et ding ! Et dong ! La cloche rendait un son un peu aigre et dur à l’oreille. Drôle de sonnerie pour un soir de Noël ! Il était trop tôt pour sonner, et l’on attendait plutôt un joyeux carillon pour saluer la naissance du Sauveur.

En fait de messe de minuit et de réveillon, ce fut l’alerte générale, et le père  en fut quitte pour différer son sermon, et monter sur les remparts avec toutes ses ouailles.

Ce qu’ils virent les terrifia, et ils n’eurent pas besoin de sermon cette nuit-là, car ils avaient bel et bien l’impression que ce qu’ils voyaient était l’accom­plissement des prophéties du père .

Ce qu’ils voyaient, c’était des rats qui, par milliers, par dizaine de milliers, pénétraient dans la ville. Les douves avaient gelé, et les rats, qui sont par ailleurs d’excellents nageurs, n’en avaient même pas besoin pour parvenir au pied des murailles. Là, ils pouvaient profiter de la moindre ouverture, et comme ils sont aussi bons grimpeurs que bons nageurs, ils n’hésitaient pas à se hisser jusqu’aux échauguettes, aux meurtrières, aux machicoulis…

[Musique guerrière – P.5 : Star Wars, 27 s.]

En un clin d’œil, la ville fut investie et remplie par les rongeurs, mais, comme pour confirmer les menaces du père , ils ne se contentèrent pas cette nuit-là de leur régime naturel, et ils réveillonnèrent à la place des Hamelinois, en dévorant tout ce que ceux-ci avaient préparé.

Les habitants auraient eu bien de la peine à en sauver quelque chose pour s’en régaler, car il leur fallait plutôt se défendre contre les envahisseurs. Les rats faisaient très peur aux femmes et aux enfants. Et comme ils ne manquaient pas de mordre quiconque passait à leur portée, les hommes s’emparaient de ce qu’ils trouvaient pour leur taper dessus : éberlués par ce qu’ils avaient vu depuis les remparts, ils n’avaient même pas eu le temps de passer à l’arsenal pour y prendre leurs armes.

Balais, râteaux, tisonniers ou gourdins permirent d’en éliminer quelques-uns, mais il y en avait tant que c’était peine perdue.

Pendant que femmes et enfants, juchés sur les armoires, poussaient des tas de petits cris aigus, les rats, submergeant la troupe des hommes, rongeurs mangeurs de graines devenus soudain carnassiers, consommaient goulûment toutes les charcuteries, et tous les bons plats que les gourmets hamelinois avaient préparés pour s’en régaler.

Cette nuit fut encore plus épuisante que l’habituel réveillon. Lorsque les rats furent assez repus pour interrompre leur carnage, ils s’assoupirent. Mais les habitants, eux, mirent bien du temps à fermer l’œil, le temps que la fatigue l’emporte sur la peur.

[P.6 : Schubert, « La jeune fille et la mort », 23 s.]

À peine endormis, les habitants de la ville furent réveillés par les rats, qui avaient déjà entrepris de finir les restes. Les hamelinois constataient avec désespoir qu’il y en avait partout, dans les rues, dans les maisons, dans les lits, dans les tiroirs…

Convoqué par le bourgmestre, le conseil des échevins se réunit en séance plénière. C’était exceptionnel un jour de Noël, d’habitude férié, y compris pour les fonctionnaires municipaux.

On réquisitionna toutes les souricières et autres pièges-à-rats, mais ce fut bien insuffisant pour se débarrasser d’une pareille horde.

Certains murmuraient : « Le curé l’avait dit. C’est le châtiment ! »

Celui-ci paraissait d’ailleurs s’aggraver. Car ce n’était rien d’avoir consommé en un jour le réveillon des Hamelinois. Une fois qu’ils en furent venus à bout, les rats retrouvèrent leurs appétits naturels, et s’attaquèrent aux réserves de la ville : blé, orge, farine, œufs, fruits frais ou secs, tout y passa.

Et quand ils en eurent fini avec ce qui pour nous, humains, est mangeable, ils s’attaquèrent à ce qui ne l’est pas, mais qu’un rongeur peut fort bien ronger, avec, semble-t-il, un certain plaisir à le faire : les tissus, les cuirs, le bois…

Les Hamelinois retrouvaient leurs habits lacérés, et ils n’avaient plus de chaussures entières à se mettre aux pieds. Monsieur le Bourgmestre se désolait d’avoir perdu ses confortables charentaises, dans lesquelles il aimait tant se mettre les pieds en éventail, pendant que son épouse, la bonne Hermeline, lui préparait quelque succulent ragoût.

Parmi les Hamelinois, bien peu voyaient dans l’invasion des rats un appel à la conversion, comme le voulait le père . La plupart se contentaient de gémir sur leur sort, et d’espérer le départ du fléau. Certains pensaient même que, après ces quelques jours de diète forcée, ils n’en auraient ensuite que meilleur appétit pour reprendre leur bombance.

C’est pourquoi le bourgmestre, croyant plus à la politique et à l’appât du gain qu’à la pénitence et à la conversion intérieure, publia un décret promettant la coquette somme de cinquante florins à celui qui débarrasserait la ville de ses rats.

C’était alléchant. C’était la garantie de nombreux et succulents festins à venir. Mais aucun des habitants de Hamelin ne voyait comment il pourrait toucher la récompense, étant donnée l’impuissance où ils s’étaient trouvés de repousser les rats, puis de les capturer pour les détruire.

[Musique un peu solennelle – P.7 : Beethoven, Egmont, 46 s. – Le joueur de flûte passe le pont]

 Le lendemain, un inconnu se présenta aux portes de la ville, qu’on venait d’ouvrir.

[Le joueur de flûte traverse la scène, en sort par l’escalier après avoir passé la porte, et rentre dans l’Office par la porte de derrière]

Sitôt entré, il demanda une audience au bourgmestre.

[Pendant que le récit continue, le joueur ressort de l’Office par devant avec le bourgmestre : joueur côté ville, bourgmestre côté pont]

Le temps que celui-ci se réveille, se lève, et s’apprête, les deux hommes se retrouvèrent face à face, et le nouveau venu, accueilli plutôt fraîchement, révéla que sa présence avait quelque rapport avec la récompense promise :

« Préparez vos cinquante florins : je vais délivrer la ville de ses rats ».

[Le joueur tend le bras en signe de promesse. Le bourgmestre mime la suite du texte]

Le bourgmestre répondit d’abord par un éclat de rire, puis eut une moue qui montrait bien à quel point il prenait peu au sérieux cet homme qui se présentait les mains vides : comment réussirait-il là où les Hamelinois, avec tous leurs instruments, avaient échoué ? Ce n’était pas son bâton de marche qui allait lui suffire…

Sans doute parce qu’il était sceptique, et se disant que cela ne lui coûterait  pas grand chose, histoire aussi de ne pas s’être levé pour rien, le bourgmestre dit à l’autre : « D’accord : tope-la ! »

[Les deux se serrent la main. On enchaîne le texte pendant que le joueur de flûte va se placer devant la porte de la ville. Le bourgmestre le regarde, puis rentre dans l’Office du tourisme]

Il le regarda s’éloigner d’un œil narquois, sans trop y croire, mais un peu surpris par l’impression de détermination que l’inconnu lui donnait. Que comptait-il donc faire ?

Ce n’était pas de son bâton que celui-ci comptait se servir, mais d’un autre instrument, dont on ne pouvait soupçonner l’existence parce qu’il ne se voyait pas.

[On enchaîne pendant que le joueur sort sa flûte, puis s’éloigne de la scène vers l’intérieur de la ville, et attache le train des rats à sa ceinture, avec la cordelette courte]

Quand il l’eut sorti de son étui, personne ne comprit d’abord quel rapport il avait avec les rats, ni surtout quel pouvoir il aurait pour les faire disparaître. Il ne s’agissait en effet ni d’une arme, ni d’un instrument de capture, mais d’une petite flûte de bois sombre, qui semblait bien incapable d’éliminer le moindre animal.

Ce que le bourgmestre et les Hamelinois ignoraient – mais comment des goinfres pourraient-ils en avoir connaissance ? –, ce qu’ils ignoraient, c’est la puissance de ce qu’une toute petite flûte est capable de produire, une puissance qui n’est celle ni des armes, ni de l’argent.

Les armes peuvent tuer des êtres vivants, qu’ils soient hommes ou bêtes. L’argent se montre très puissant sur les hommes, mais absolument impuissant contre les bêtes, qui n’ont rien à en faire, et se montrent parfois moins bêtes que les hommes.

Or il est une autre puissance qui peut en imposer, elle, à toutes les créatures. Et cette puissance, c’est celle… de la MUSIQUE !

Pour les Hamelinois gavés et chargés de graisses, c’était là comme un monde inconnu, mais ils allaient en faire la découverte, à leur profit, et à leurs dépens. [Petite pause]

L’homme venu d’ailleurs porta sa flûte à ses lèvres et se mit à préluder librement.

[Air de flûte, qui se prolonge pendant la suite du conte]

Contre toute attente, les rats commencèrent aussitôt d’opérer la conversion que le père Jakob  avait en vain espérée de ses paroissiens : ils cessèrent de grignoter tout ce qui leur tombait sous la dent, et se mirent en route dans la direction que leur indiquait le son de la flûte.

Il en sortait de partout, des caves autant que des greniers. Suscitant toujours les cris de panique des femmes et des enfants, et même des hommes cette fois, quand ils ne restaient pas muets de stupeur.

En peu de temps les rats se trouvèrent rassemblés de nouveau en un cortège grouillant, qui maintenant ne cherchait plus à envahir la ville, mais seulement à suivre le joueur de flûte sans savoir où il les mènerait.

La flûte émit d’abord une mélopée tranquille, un peu envoûtante. Le musicien se mit en marche, entraînant à sa suite le long fleuve des rats, peut-être un peu enivrés par leur bonne chère de la veille.

[Le joueur sort de la ville, traînant les rats derrière lui]

Il allait sans se hâter, semblant ne penser qu’au chant de son instrument, qui entraînait les rats irrésistiblement.

L’étrange cortège s’achemina ainsi vers le pont sur la Weser. La musique se fit plus vive, plus allante, plus dansante. Une certaine excitation parut s’emparer de la troupe des rats, qui se bousculaient de plus en plus, montant les uns sur les autres, et poussant des cris perçants parce qu’ils en venaient à se mordre au passage.

Puis, quand ils furent sur le pont, la danse endiablée se transforma en sons stridents : les Hamelinois se bouchèrent les oreilles, mais n’en crurent pas leurs yeux lorsqu’ils virent les rats se précipiter en masse dans la rivière, comme leurs cousins lemmings dans la mer.

La chaleur de l’innombrable troupe au comble de l’excitation commença de fondre la glace, qui craqua sous le poids et se fendit. L’eau gicla au milieu des glaçons, et les rats, paralysés par le froid, s’y noyèrent les uns après les autres, jusqu’au dernier.

Les Hamelinois, à leurs fenêtres, retinrent leur souffle, jusqu’au moment où ils laissèrent éclater leur joie de se savoir délivrés du fléau qui les avait si cruellement frappés. Une ovation acclama celui qui était devenu le héros du jour, par un moyen aussi inoffensif et peu coûteux qu’inattendu.

[P.8 : Alléluia du Messie de Händel, 28 s. Le joueur, rentré dans l’Office par derrière, revient sur scène avec le bourgmestre – bourgmestre côté ville, joueur côté pont]

C’est donc sans surprise que le bourgmestre reçut à nouveau la visite du joueur de flûte : tout artiste qu’il était, celui-ci n’en avait pas moins le sens de la justice, et venait réclamer ce qui lui avait été promis.

[Le joueur tend la main en signe de réclamation. Le bourgmestre lui tend une petite bourse]

« Sois remercié, lui dit le bourgmestre. La ville de Hamelin tient à t’exprimer sa gratitude en te donnant le titre de citoyen d’honneur. Et voici les cinquante kreutzers qui te reviennent ».

Le joueur de flûte resta un instant pantois. On lui avait promis des pièces d’or, et on lui donnait de la menue monnaie. C’était comme si on vous avait promis cinq mille euros, et qu’on vous en donnait cinquante.

Il essaya de discuter, en rappelant au bourgmestre leur contrat initial, contrat qui n’était malheureusement que verbal. Or un contrat verbal – les hommes d’affaire et les notaires le savent bien – est sans valeur quand on a affaire à des gens qui ne sont pas tels qu’on puisse compter sur leur parole.

Bien que la réclamation du joueur de flûte fût on ne peut plus légitime, le bourgmestre lui rétorqua que la ville de Hamelin n’allait pas débourser une pareille somme pour un travail qui avait demandé si peu de peine : on n’allait quand même pas payer une fortune la simple capacité d’émettre quelques jolis sons ; et si les rats étaient sensibles à la musique au point d’en mourir, tant pis pour eux ! Les hommes ont mieux à faire, et ne doivent dépenser leur argent que pour des objectifs sérieux. Le bourgmestre ne croyait d’ailleurs pas du tout que la flûte du musicien était pour quelque chose dans l’élimination des rats : leur comportement était devenu insensé parce qu’ils avaient trop mangé, et ils étaient en quelque sorte morts d’indigestion…

Le bourgmestre congédia donc le joueur de flûte d’une manière très peu aimable, en lui disant que c’était à prendre ou à laisser.

« Ah, c’est comme ça ! », dit alors le musicien, et, tournant les talons, il jeta les kreutzers, et partit sans rien emporter.

[Le joueur s’en va par le pont. Le bourgmestre se frotte les mains, puis rentre dans l’Office]

Le bourgmestre jugea que, somme toute, il avait fait une bonne affaire, puisque la ville avait été débarrassée des rats… gratis.

[P.9 : Schubert, « La Truite », 37 s.]

Quelques jours plus tard, le Jour de l’An, les  Hamelinois virent revenir le joueur de flûte.

[Le joueur de flûte passe le pont, traverse la scène, et rentre dans la ville]

Depuis une semaine, on ne parlait plus dans les maisons que d’une chose : le bon tour que le bourgmestre se vantait d’avoir joué au charmeur de rats.

Les paroissiens pieux, toutefois, qui s’étaient montrés sensibles aux exhortations du père , pensaient que l’injustice du bourgmestre, et de la plupart des citoyens, leur vaudrait un châtiment pire que l’invasion des rats.

[…]

On n’avait quand même pas refusé l’entrée dans la ville au musicien, et on ne s’étonna pas qu’il sortît à nouveau son cher instrument : cette fois, on n’aurait qu’à profiter du concert, puisqu’il n’y avait plus de rats à éliminer.

Et le concert commença.

De la flûte sortait une musique assez différente de celle qui avait attiré les rats : plus douce, plus sereine, et pas du tout inquiétante.

[Berceuse de Brahms]

Ce qui fut très vite beaucoup plus inquiétant, c’est que les enfants de Hamelin firent comme les rats quelques jours plus tôt, et répondirent de la même façon à la musique qui, cette fois, leur était destinée.

[Pendant que le conte se poursuit, les enfants présents dans le public se lèvent et vont vers le joueur de flûte, puis le suivent]

Échappant à leurs parents, ils se mirent à la suite du joueur de flûte, et formèrent un cortège joyeux, dansant, tout rempli de sourires et de regards rêveurs. Ils se donnaient la main, des plus grands aux plus jeunes, entraînant même avec eux les tout-petits qui ne savaient pas encore tout à fait marcher.

Les parents étaient d’abord restés hagards, revivant l’épisode de la semaine précédente, mais d’une manière autrement plus dramatique.

Puis ils se mirent à crier pour rappeler leurs enfants : « Konrad ! Helmut ! Angela ! Gerda ! Franz ! Josef ! Wolfgang ! Ludwig !... » Rien n’y fit. Les enfants suivaient le joueur de flûte aussi irrésistiblement que les rats auparavant.

Le cortège sortit de la ville et, au terme d’une longue marche dans la plaine, prit le chemin de la montagne. Toujours  jouant, le musicien entra avec tous les enfants dans une grotte du mont Coppenberg.

[Les enfants, à la suite du joueur de flûte, quittent la scène en rentrant dans l’Office du Tourisme par la porte centrale. La musique continue, puis s’éteint peu à peu]

Ils s’enfoncèrent dans les profondeurs de la montagne, dansant et riant à la suite de leur nouveau maître, et on ne les revit jamais plus.

[…]

[Les enfants ressortent par derrière, contournent l’Office, et regagnent leurs places par le haut de l’amphithéâtre]

Avec cette nouvelle tragédie, semblable à la précédente, mais assurément bien pire et exactement inverse, la population de Hamelin eut de quoi réfléchir sur sa manière de vivre : elle était maintenant convaincue que l’injustice est un vice bien plus grave que la goinfrerie.

Pour ne pas l’oublier, les Hamelinois font depuis l’année mille deux-cent quatre-vingt cinq, chaque Jour de l’An, une sorte de pèlerinage, auquel vous pourrez vous joindre un jour, si vous en avez le désir : ils montent sur le mont Coppenberg, et ils font silence. Ils prêtent l’oreille autant qu’ils peuvent, afin d’entendre, s’ils en ont la chance, les rires et les bruits de pas qui accompagnent en cadence des airs de flûte, une musique qui semble ne devoir jamais finir.

[P.10 : Poulenc, Sonate pour flûte et piano, 27 s.]

Rejoignez les Hamelinois dans leur pèlerinage, je vous le recommande, et même si vous n’y allez pas, n’oubliez surtout pas la raison pour laquelle ils le font.

 

[Musique, dans le même style que l’ouverture – P.11]