Bonne retraite !

Lors de mon départ à la retraite, mon collègue, ami, et successeur Patrick DUPOUEY m'a honoré de ce discours, que je publie en marque de gratitude.

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     Mes chers collègues,

 

     Je ne répugne pas trop à m’exprimer en public, et en cette occasion – croyez-le bien –  moins que jamais, mais je ne connais pas beaucoup de genres rhétoriques plus difficiles que celui auquel je sacrifie aujourd’hui.

     Je renonce d’emblée à deux choses.

    Premièrement, je renonce à vous faire rire. Je n’ai aucun goût pour ces petites anecdotes et plaisanteries supposées faire passer en douceur et comme agréablement ce moment du départ à la retraite. La retraite n’est certes pas quelque chose de dramatique, mais c’est assurément quelque chose de grave. Et de toute façon, aussi quelque chose de triste. Pour ma part, je ne saurais envisager comme anodine la perspective du jour où j’effacerai mon dernier tableau. Parce que si nous avons quelque chose en commun, Michel et moi – par-delà nos différences dont je reparlerai tout à l’heure – c’est de ne jamais quitter notre salle sans effacer notre tableau.

     Deuxièmement, je renonce au panégyrique. Nihil nisi bene, c’est bon pour les morts. Un philosophe, et un philosophe vivant, a droit à autre chose. Alors quoi ?

     D’une certaine façon, il faudrait dire – et c’est sans aucun doute ce qu’il dirait lui-même – que le professeur Nodé-Langlois n’a jamais fait que son métier, et que nul n’a droit pour cela à une reconnaissance spéciale. Pour faire ce métier, le professeur Nodé-Langlois a été comme nous tous ici, payé par la République, et disons-le : pas trop indignement payé.

     Seulement, il y a faire son métier, et – comme on dit – « il y a la manière ». C’est de cette manière qu’il faudrait parler. Mais qui est habilité à parler d’un professeur ? En vérité, je ne vois que les élèves. Certes, comme je viens de le dire, les élèves ne doivent rien à des professeurs qui n’ont fait que leur travail, pas même de la reconnaissance. Mais il arrive qu’ils en éprouvent. Et ils arrivent même qu’ils le disent. Je peux en témoigner au moins pour quelques-uns d’entre eux, dont un que je connais un peu mieux que les autres : mon propre fils Alexandre, qui appartient à l’une des dernières générations de nos khâgneux. Une certaine discrétion ne l’a pas autorisé à redire ici, devant tout le monde, les très belles choses qu’il m’a dites, à moi, au sujet de l’enseignement philosophique qu’il avait reçu en classe de khâgne. Il n’est pas le seul qui doive aussi à Michel d’avoir continué vers la philosophie, et dans une certaine façon de faire de la philosophie.

     Ceux qui connaissent bien Michel savent qu’il doutait souvent d’être à la hauteur de sa tâche. Et moi je sais, par Alexandre et quelques autres, que les khâgneux eux-mêmes avaient conscience de n’être pas toujours à la hauteur de l’enseignement philosophique qui leur était dispensé.

     Il faudrait aussi parler de ce que Michel a donné au lycée. Donné, au sens propre, c’est-à-dire en plus de la tâche à lui assignée par son statut de fonctionnaire de l’État. Il faudrait ici parler de ses qualités, et j’ai dit que je ne le ferais pas. Ceux qui les connaissent n’en n’ont pas besoin. Quant aux autres, tant pis pour eux, ils n’avaient qu’à s’intéresser à lui. Par exemple en ne choisissant pas leurs compagnons de table au réfectoire de manière à transformer systématiquement le repas de midi en conseil d’enseignement de leur petite discipline.

     Mais il serait proprement scandaleux d’oublier sa contribution à la chorale, qui a enchanté des générations d’élèves et de collègues, sans parler des spectateurs toulousains. Je reviendrai tout à l’heure à la musique, mais après avoir parlé du professeur, il faut aussi dire quelque chose du philosophe.

     Le philosophe, pour finir. Ceux qui ici nous connaissent savent que, philosophiquement, nous ne nous servons pas à la même crémerie. Heureuse situation pour les élèves, qui entendent ainsi, d’une année à l’autre, différents sons de cloche. Car si le professeur de philosophie a bien sûr une obligation d’objectivité et d’impartialité (ce qui n’est déjà pas la même chose), il serait contradictoire d’exiger de lui qu’il soit – comme disent nos inspecteurs – l’auteur de son cours, et de l’astreindre à une neutralité stricte. Les Instructions de 1925, qui régissent toujours notre enseignement, disposent que si la liberté pédagogique « comporte les réserves qu’impose[nt] au professeur […] le respect qu’il doit à la liberté et à la personnalité naissante de l’élève […] personne ne lui conteste le droit de faire transparaître, sur toutes les questions litigieuses, ses conclusions personnelles et de les proposer aux élèves ».

 

     Comme philosophes, donc, Michel et moi ne sommes assurément pas dans le même camp. Car la philosophie, ce n’est pas le pays de la paix perpétuelle, c’est, comme disait Kant, un Kampfplatz, un champ de bataille. En philosophie, oui, il y a des conflits, des combats, et donc il y a des camps. Et ce constat, lui, n’est d’aucun camp. Mon maître Louis Althusser, marxiste, définissait la philosophie : « lutte de classes dans la théorie ». Mais Platon, fondateur de l’idéalisme, Platon dont Pascal disait qu’il fallait le lire « pour disposer au christianisme », opposait déjà ces deux camps : à ma gauche les méchants matérialistes, ces insupportables « fils de la Terre », qui ne croient ni aux dieux ni à l’immortalité de l’âme, qui « passent pour des savants » mais sont « la cause de l’impiété qui envahit la jeunesse » ; à ma droite les gentils « amis des formes », ces philosophes idéalistes et spiritualistes parmi lesquels Platon lui-même se range. Je fais plutôt partie des premiers, Michel plutôt des seconds. Seulement, il est vrai que le philosophe athée qui se reconnaît plutôt dans un certain matérialisme, et donc plutôt dans un certain scepticisme (j’insiste sur le plutôt), se trouve nécessairement, face au croyant, dans un embarras que décrit assez bien Paul Valéry dans son étude sur Stendhal (Pléiade, Œuvres, I, p. 577) :

     La sincérité ou l'intelligence du croyant est toujours incertaine aux yeux de l'incroyant ; et la réci­proque est parfois vraie. Il est presque inconcevable à l’incrédule qu'un homme instruit, calmement attentif, capable de s'abstraire de ses désirs ou de ses craintes imprécises (ou qui ne leur attribue de signification qu'in­dividuelle, organique et presque morbide), capable aussi de s’entretenir nettement avec soi-même, et de bien séparer les domaines et les valeurs, ne rejette pas aux légendes et aux fables tous ces récits de bizarres événe­ments immémoriaux ou improbables qui sont essentiels à l’autorité de toute religion, ne s'avise de la fragilité des preuves et des raisonnements sur quoi les dogmes se fondent, ne s'étonne jusqu'à la négation, en constatant que des révélations, des avis d'importance littéralement infinie pour l'homme, lui soient offerts comme des énigmes dangereuses à 1a manière du Sphinx, avec de si faibles garanties et dans des formes si éloignées de celles qu’il a coutume d'exiger des choses vraies. Rien de plus difficile à attribuer sans réserves à quelqu'un de pareil à nous. Il n'y a point de doute que la foi existe ; mais on se demande avec quoi elle coexiste dans ceux chez qui elle existe. Un incrédule y voit une singularité, quoique contagieuse, estime qu'un croyant d'esprit distingué ou créateur […] porte véritablement deux hommes en lui.

     Ce que je voudrais dire, c’est ceci : que Michel est certainement l’une des personnalités philosophiques auprès desquelles j’ai éprouvé le plus intensément la perplexité dont parle Valéry. Pourquoi ? C’est très simple : parce que c’est bien, de tous les croyants que je connaisse, celui dont il m’était le moins possible et le moins permis de suspecter tant l’intelligence que la sincérité.

     Peut-être me direz-vous : que ne lui as-tu demandé de t’éclaircir ce mystère ? C’est un fait que je n’ai jamais fait de cette élucidation une urgence, et que j’ai toujours, lorsque l’occasion nous en était offerte, préféré parler de ce qui nous rapprochait, à savoir une certaine conception de la philosophie, comme d’une discipline qui ne vaut plus une heure de peine si elle ne parle, même en ses moments conceptuels les plus abstraits, de la réalité, de la vie, de vous et de moi. Comme d’une discipline qui n’a pas à rougir de prendre ses exemples dans la cuisine et de parler – comme chez Platon – de sauces et de marmites, et même, pourquoi pas, de convoquer en cours tel épisode de Tintin et Milou ou une sentence du Chat de Philippe Geluck. Si vous voulez savoir ce qu’est la philosophie ainsi conçue et même – il faut le dire – ainsi vécue, vous n’avez qu’à lire les livres de Michel. Lisez Au service de la sagesse et les Disputes philosophiques. Il est fort possible que certaines pages vous fassent – comme elles me font – bondir. Mais vous aurez instruit et réjoui ce que je veux bien, quoiqu’en un sens différent de Michel, appeler votre âme.

     Et puis, nous préférions souvent parler d’une chose qui, contrairement à la philosophie, unit beaucoup plus qu’elle ne divise et qui est notre religion commune, à cette différence près que je ne suis qu’un croyant fervent, tandis que Michel, lui, est un pratiquant rigoureux. Je parle de la musique. Par quoi je voudrais que nous finissions, en écoutant un lied de Schubert, extrait du Chant du cygne : Abschied (Adieu).

     Et n’allez pas me dire que ce mot est ici déplacé, et que « ce n’est qu’un au revoir » : bien sûr, nous reverrons Michel, et le plus souvent sera le mieux ; mais vous ne me ferez pas croire qu’il revienne au même de se quitter pour des vacances suivies de leur nécessaire rentrée, et de se séparer d’un collègue qui finit sa carrière, au terme de laquelle l’administration lui fait savoir, en ces termes dont elle a le secret, qu’il est désormais « rayé des cadres ».

     Merci, Michel, et à bientôt !

22 juin 2012